Jean Tirole publie «économie du bien commun» un premier ouvrage destiné à un large public. Dans celui-ci le « Nobel d’économie » livre sa vision de l’économie, science qui fait le pont entre la théorie et les faits et sa conception de la recherche au service du terrain et au service du bien commun. Sur près de 600 pages, nous y découvrons un panorama de thématiques qui affectent notre quotidien : économie numérique, innovation, chômage changement climatique, Europe, État, éthique, finance…
Ce livre est presque une surprise tant l’homme s’est tenu éloigné des débats publics. Ses seules publications accessibles à un non spécialiste étaient des contributions au Conseil d’Analyse Économique.
La vision d’un homme sur l’économie
Jean Tirole a étudié de nombreuses thématiques durant sa carrière avec une prédilection pour les problèmes d’asymétries d’information, les imperfections de la concurrence et l’analyse de la règlementation publique. Cet ensemble de travaux constitue la clef de voute de l’ouvrage. L’auteur développe une démarche pédagogique plaisante. Il gagne a être lu et concerne aussi bien les étudiants de licence d’économie ou gestion que le grand public On y découvre à chaque chapitre, de nombreuses références bibliographiques classiques ou récentes et toujours bien choisies. C’est un aspect très plaisant du livre pour qui veut avoir un panorama de l’état de l’art. Dans chaque chapitre, l’exposé a pour but de montrer comment de ces travaux, des politiques publiques avisées peuvent être initiées ou améliorées. Aux yeux des économistes, le marché est un puissant mécanisme d’allocation des ressources. Cependant, bénéficier de ses vertus requiert souvent de s’écarter du laisser-faire. De fait, les économistes ont consacré beaucoup de recherches à l’identification de ses défaillances et à leur correction par la politique publique qui doit aussi être évaluée. Ce texte du fondateur de la Toulouse School of Economics permet aussi de comprendre ce que fait un économiste et à quoi il sert. Cette partie est agréable car très vivante et permet de découvrir la vision personnelle de l’auteur sur des faits connus et la façon dont il les traite et il se les approprie. Il serait injuste de ne pas souligner l’effort d’ouverture à des théories alternatives. Il montre d’abord comment souvent nous croyons ce que nous voulons croire et nous voyons ce que nous voulons voir. Il ne s’exempte pas du reproche. C’est appréciable car il assume aussi sa vision libérale mainstream. Bien sûr, il pense que l’analyse économique se construit autour d’un ensemble d’idées « orthodoxes », dont la validité repose sur sa capacité à intégrer des travaux novateurs qui soient en mesure de répondre à des interrogations encore mal comprises par la discipline. À titre d’exemple, il écrit clairement dans la première partie de son ouvrage que l’analyse économique s’est déjà ouverte à d’autres disciplines, telles que la psychologie, la science politique ou la sociologie et qu’elle devra continuer à le faire. Il me semble difficile de faire d’Économie du bien commun un ouvrage de propagande truffé d’arguments d’autorité à la gloire du marché. Tirole passe son temps à soulever les insuffisances du marché. Certes, ses solutions, ses convictions de chercheur, le poussent à ne pas considérer que si le marché est un système souvent faillible, l’État est forcément une alternative parfaite… Cependant il insiste sur la nécessité d’un État fort et structuré qui soit capable de répondre aux défaillances des marchés. Cela va à l’encontre de l’image habituelle que l’on a de l’auteur. On y découvre un auteur très sensible aux questions environnementales et aux autorités indépendantes contre poids aux dérives du marché et des institutions politiques. Pour lui l’économie est une science qui n’est ni lugubre ni exacte, mais résolument humaine qui se nourrit de formalisation mathématique et de sciences humaines. Il considère que l’économie a vocation à faire des diagnostics et des préconisations qui doivent nourrir le débat public. Le marché a ses défaillances, l’Etat aussi.
Les limites morales du marché.
Ce développement qui avait été présenté à l’institut de France sous la forme d’une conférence, est l’occasion de reprendre un des débats important qui secoue la science économique. Sa présentation des critiques adressées à l’économie et sa défense peut être discutée mais elle permet de comprendre que l’économie n’est pas imperméable aux préoccupations éthiques. Il est peut être regrettable que la question des inégalités ne soient traitée que dans cette partie et ne fasse pas l’objet d’un développement plus important. L’aspect éthique est repris plus loin pour montrer comment l’économie est en mouvement et Jean Tirole montre que l’économie peut favoriser les comportements prosociaux. On peut cependant reprocher à cette partie de ne pas faire assez de place aux théories de Sandel ou d’autres auteurs qui insistent sur la nécessité de penser l’économie comme une science morale. Les développements sur l’homo socialis (homme social) et la confiance, sur les incitations (homo incitatus) sur la nécessité des normes juridiques (homo juridicus) et sur l’économie évolutionniste (homo darwinus) mérite l’attention. Il développe les notions de motivations extrinsèques qui sont les mieux connues l’analyse économique traditionnelle – les rémunérations ou autres formes de récompenses qui incitent un agent à effectuer une action qui a un coût mais aussi les motivations intrinsèques qui relèvent d’un comportement altruiste lié aux valeurs, à la culture de l’agent économique. Enfin, nos actions sont aussi guidées par une troisième catégorie de motivation qui est celle de l’image de soi que l’on veut renvoyer ou simplement avoir de soi-même. C’est ce que Tirole appelle la motivation réputationnelle. On sait, en effet, que nos comportements sont influencés par le fait que l’on est observé ou non. Il rend hommage aux travaux novateurs de Kahneman. Cependant là aussi on peut déplorer l’absence de références à l’économie écologique (ou physique) qui insiste sur la nécessité de prendre en compte les ressources limitées de la planète. Ces limites, notamment le pétrole, les minéraux et les terres rares, auront un impact important dans les années à venir.

Critique finale.
Sur la notion de bien commun, on peut regretter qu’il se range sur la vision de Harding qui fait sur marché la meilleur solution et qu’il n’étudie pas assez les arrangements institutionnels développés par E. Ostrom qui montrent que les motivations réputationnelles et intrinsèques sont un puissant levier pour créer du commun. Ostrom indique que les hommes ont su créer des institutions capables de gérer des ressources rares sans passer par le marché. Il n’insiste sur l’éthique que pour montrer que la science économique essaie de l’intégrer mais il élude une partie des recherches très novatrices sur la nécessité de résoudre les dilemmes moraux. Cependant la richesse des thèmes traités permettra aux non-spécialistes de mettre à jour leur connaissance et de voir que l’économie n’est plus structurée uniquement autour des libéraux des keynésiens et des marxistes comme on le présente trop souvent dans les manuels d’économie. Elle est bien plus riche, modeste et complexe que ce que l’on présente habituellement.
L. Steffan

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