« Alors que les partis politiques traditionnels sont en perte de vitesse, l’extrême droite gagne du terrain partout en Europe, prenant le pouvoir dans certains territoires. En Occitanie, elle est implantée dans plusieurs villes (Orange, Béziers…). Ses politiques et ses pratiques sont inquiétantes. Pourtant d’élection en élection, elle progresse et en Occitanie, autant et parfois plus qu’ailleurs. Y a-t-il une malédiction occitane ? Quels sont les facteurs qui font qu’elle trouve chez nous un terrain favorable ? »

          Par Gérard TAUTIL

Le questionnement proposé à cette réflexion pose au moins trois  niveaux de réponses  à la montée de l’extrême droite dans l’hexagone :

 

  • La question de l’arrivée du FN dans le jeu politique n’est pas nouvelle. L’extrême droite est présente bien avant la création du FN par JM Le Pen (1972), alors secrétaire du comité de campagne de Tixier-Vignancourt lors de l’élection présidentielle (1965). Déjà dans les années cinquante, après la marginalisation de l’extrême droite collaboratrice de Vichy, l’occitan  Pierre Poujade  (Lot) avait  mis en place un mouvement contestataire de défense des petits commerçants, artisans et viticulteurs. Les thèmes préfiguraient le lepénisme : anticapitaliste, antiparlementariste, nationaliste xénophobe, anti-fonctionnaire. Si l’occitanisme politique actuel a été confronté très tôt à cette montée progressive réactionnaire, je dois dire qu’il s’est trop souvent contenté de réponses classiques étroitement liées à sa priorité identitaire, réponse justifiée mais insuffisante à mesure que la fracture sociale devenait centrale et que les questions migratoires prenaient l’importance qu’on leur connaît aujourd’hui. Il n’y a donc ni « malédiction »  ni « fatalité occitane » face à la poussée de l’extrême droite mais des faits têtus qu’il faut analyser dans leurs variations régionales présentes. En s’appuyant notamment sur les structures sociales de la société occitane, organisée autour de choix non maîtrisés de pseudo développement imposés par le centre.

  • La deuxième question tient au rôle joué par la classe politique française depuis l’arrivée du gaullisme et de la Ve république, qui s’est superposée à une tradition centralo-nationaliste historique et a accompagné les conflits sanglants majeurs des XIXe et XXe siècles et la fin des expansions coloniales classiques des puissances européennes. La constitution gaulliste a été la cerise sur le gâteau pour la nouvelle extrême droite française qui y tisse sa toile depuis soixante ans. Il n’y a là aussi ni « fatalité occitane » ni génération spontanée du phénomène. Depuis 1958, la classe politique se nourrit de ce patrimoine et s’en accommode. Toute velléité de réforme ne se fait qu’à la marge, le cadre institutionnel demeure inchangé.

  • Enfin, une troisième question, en réponse au questionnement initial, s’impose : la montée des partis politiques européens dit « populistes » ne peut se comprendre sans l’absence de toute alternative à l’ultra-libéralisme conquérant en prise directe avec la globalisation économique. La formule thatcherienne TINA ! (There is no alternative) résume bien l’état des orientations économiques et politiques : réussir l’accumulation privée des richesses, prioriser la financiarisation et imposer l’idée que toute alternative à son système de domination est impossible.
  • Cette dernière question nous permet de déployer la toile de fond hexagonale, européenne et mondiale qui s’impose aujourd’hui sur la scène politique.

   Les phénomènes économiques ont toujours des conséquences politiques. Le roman  national français s’y inscrit dans une régression socio-économique précurseur de la nouvelle extrême droite. Pour être plus particulier dans le contexte de globalisation mondiale, on peut néanmoins prendre l’exemple des Trente Glorieuses qui nous permet de mieux comprendre l’enchevêtrement des causes et de leurs effets. A la suite d’un colonialisme direct, l’Etat s’est tourné vers une autre forme de dépendance économique en faisant appel à une main d’oeuvre issue des ex-pays coloniaux dont les fruits du travail ont fait bénéficier l’ensemble des classes sociales, notamment les classes moyennes, y compris le prolétariat. L’immigration est un vieux phénomène social et démographique qui se superpose à l’abandon des colonies du Maghreb et d’Afrique Noire. On assiste ensuite à un nouvel ajustement du capital par la suraccumulation des richesses avec le développement des banques d’affaires dès 1980. Si aujourd’hui cette base sociale s’est rétrécie au profit relatif des classes moyennes, la répartition des richesses en Occident est inégalitaire : 60% de la population mondiale démunie est sous le joug d’une oligarchie de 10% de possédants. Selon Alain Badiou les 40% restants représentent les classes moyennes qui se partagent 14% des richesses mondiales. Mais cette marge est donnée perdante à moyen terme et ira en se réduisant. Cette projection  conforte et explique en partie la montée de l’extrême droite. En France, les effets des crises financières répétées  ont favorisé cette évolution des concentrations privées et les politiques austéritaires d’accompagnement. Les Etats européens dans leur ensemble ont choisi d’honorer la rente. On est passé d’une économie « réelle » à une économie de paris. Et, parallèlement, la logique productiviste du libéralisme a abouti à la dénaturation de la planète et à l’appauvrissement de son capital humain. C’est au moment où l’homme de ce système produit le plus qu’il se retrouve nu. Le désespoir engendré par ces situations est étroitement lié au phénomène de descendeur social pour l’ensemble des classes qui dépendent étroitement de cette aliénation structurelle, confrontées aux nouvelles formes de travail comme à l’absence de travail. Les classes moyennes ne peuvent espérer de façon pérenne leur position intermédiaire entre minorité possédante et majorité des pauvres, chômeurs et travailleurs précaires. C’est avec un réalisme teinté d’humour qu’Alain Badiou- dans la « Pornographie du temps présent »- décrit la conscience des classes moyennes comme la participation naïve « à la formidable corruption inégalitaire du capitalisme, sans avoir même à le savoir. » C’est là un des éléments de la bascule sociale progressive d’une partie de cette classe intermédiaire vers des thèses réactionnaires et un vote dit populiste (terme qui veut traduire improprement des formes nationalistes et xénophobes variables selon les Etats).

   La société dans laquelle nous vivons connaît dans ce contexte économique les conséquences des politiques de courte vue dont la droite comme la gauche de gouvernement ont élaboré les scénarios : dérégulation des droits sociaux, refondation du code du travail, contournement des 35 heures, dénationalisations et privatisations intensives depuis la Libération, et en liaison constante, précarisation accélérée, montée de la pauvreté et de la concentration des richesses, marginalisation de la COP 21. En écho à ces situations, les élections locales, régionales et centrales sont le terrain le plus avancé d’une démocratie formelle que nous connaissons ici : une démocratie sans le peuple et sans véritable représentation proportionnelle. D’où une abstention grandissante, la perte de médiation jouée par les partis, l’affaiblissement des syndicats divisés, la neutralisation d’une grande partie de la société civile, le renforcement de la centralisation territoriale. Autant de faits sociétaux qui font litière de la démocratie. Et qui se traduisent par un scrutin favorable à l’extrême droite qui dispute le leader de l’opposition à la droite traditionnelle.

   De 28, 42% au premier tour, le F.N. dans l’hexagone perd moins d’un point au deuxième tour (27,47%) et cumule 6,8M de voix contre 6,4M en 2012. Un record qui le place en tête de toutes les progressions. Le « sursaut-sursis républicain » ne fait pas barrage à son augmentation des voix dans toutes les régions. Il a surtout une fonction démobilisatrice et reste sans réponse à la montée du F.N.

   En Occitanie, sa montée est remarquable : au deuxième tour il culmine à près de 30% avec des pointes inquiétantes en Provence (45, 22% et 886 147 voix), en Languedoc-Roussillon (34%), et des résultats moindres en Aquitaine-Limousin (19,58%) et en Auvergne (à laquelle il faut ajouter Ardèche et Drôme, 19,60%). C’est le long de l’Arc méditerranéen que ses résultats sont les meilleurs, culminant également en Pays Catalan-Nord (43,97%) et dans le Gard (42,62%), les Bouches-du-Rhône avec 43,97%, dans les Alpes de Haute-Provence (44,06%), dans le Var (49,14%) et en Vaucluse (51,28%).

   C’est dans les villes, petites et moyennes, gagnées par l’extrême droite où la gauche traditionnelle est laminée, qu’il se maintient et progresse,  même si comme à Orange, L’Union des droites de Bompard et sa Ligue du Sud n’obtiennent que 1,12% des voix en raison de l’attraction du F.N. ; à Béziers, l’opportunisme ultra-droitier de R. Meynard lui permet d’obtenir 48,01% des voix avec le soutien du F.N. sur les thèmes traditionnels de l’Algérie française, l’immigration et le chocs des cultures. Et n’oublions pas Cogolin et Fréjus dans le Var, avec le jeune maire-sénateur D. Rachline, devenu directeur de campagne de M. Le Pen.

   Une consolation dans l’aire méditerranéenne, avec 149 525 voix exprimées sur 230 000 inscrits,  la victoire surprise des nationalistes corses lui fait perdre 1 point 5  en voix et en pourcentage au deuxième tour (9,09%). Plus qu’ailleurs dans l’hexagone, la variable identitaire et la stratégie démocratique des nationalistes corses s’affirment comme la restanque incontournable face à l’extrême droite. Mais le modèle est difficilement transposable dans nos territoires dont la démographie hexogène depuis un siècle a transformé profondément l’identité culturelle, et dont les espaces territoriaux relativement importants sont soumis à la pression de multiples facteurs qu’il faut rappeler brièvement : le glissement à droite des élites, les choix économiques centralistes anciens d’une bourgeoisie régionale intégrée, la perte de la langue et l’intégration culturelle au modèle dominant, étroitement liée à une colonisation de peuplement, qu’on le veuille ou non.

   Cet électorat est hétérogène, composé de classes populaires. Au Nord comme en Occitanie, il rassemble des catégories sociales différentes : anciens ouvriers des zones désindustrialisées ou ceux qui risquent d’être écartés d’une activité économique (retraités et inactifs au Nord), employés de commerce, artisans, cadres retraités, mais aussi ouvriers, employés du secteur privé en Occitanie du Sud : notamment dans les secteurs dépendants du tourisme, territoires déconnectés d’une économie métropolitaine dépendante de la mondialisation (Le monde diplo. Déc. 2015- J/Gombin, cf. J. Fourquet ; « Front du Nord, Front du Sud ». Ifop Focus, N°92, août 2013).

   2- Les racines du nationalisme moderne français.

   Mais plus au fond, sous la question sociale et politique, c’est celle de l’identité française que l’on retrouve avec le F.N. C’est sans doute celle d’une histoire qui a toujours interpellé la gauche institutionnelle et dont les racines sont plus anciennes, même si situations et électorats ont évolué. Elle n’a su ni la prévenir ni  y répondre. Question prépondérante au XIXe siècle, après le détournement de l’idée révolutionnaire par la réaction impériale napoléonienne, elle devient l’instrument unificateur de la lutte d’une bourgeoisie à la fois républicaine et monarchiste. C’est là que se met en place une autre forme de « front national » avant la lettre, qui se présente comme le rempart contre la radicalisation des luttes sociales (Parti Ouvrier Français de J. Guesde, 1879) et de l’action directe du courant anarchiste. L’affaire Dreyfus va cristalliser cette opposition autour de la stratégie du bouc émissaire, la situation générale aboutissant au morcellement des courants socialistes, à la formation d’une gauche révolutionnaire et d’une extrême droite adepte de la « révolution nationale ».

En Occitanie, ce courant nationaliste de l’extrême droite française  se structure avec Ch. Maurras, provençal monarchiste, Majoral du Félibrige, se réclamant de l’autonomie régionale et du fédéralisme dans ses premiers engagements et dans la contradiction d’une maturité porte-parole de la « Révolution nationale », autour de l »l’Action française » (quotidien et mouvement), et des groupes de choc des « Camelots du Roi » soutien ensuite de Vichy et de Pétain. Ce nationalisme français trouve écho auprès de M. Barrès, un journaliste lorrain qui se réclame d’une « républicanisme culturel », partisan du parti de l’ordre, la question institutionnelle n’étant pas déterminante. Maurras et Barrès, malgré des origines idéologiques différentes se retrouvent sur leur anti-jacobinisme, tous deux partisans de la décentralisation. Ce nationalisme se heurte à l’internationalisme de Jaurès pour lequel il n’y a ni déterminisme ni fatalisme dans la formation de l’idée nationale. Contre Barrès, la critique de la religion est pour Jaurès l’expression de sujets libres qui défendent des idéaux laïques. Il est surtout favorable au dépassement de l’Etat-Nation. Son assassinat va précipiter l’internationalisation de la guerre, l’ « Union sacrée » à laquelle se joignent les partis socialistes et le retour en force de « l’identité nationale ».

   Il est des similitudes d’histoire qui nous interpellent. Les années d’après-guerre qui ont suivi le traité de Versailles, la montée du nazisme et sa prise de pouvoir en Allemagne, donnent l’occasion au gouvernement français, dans le cadre de « L’Union sacrée » de mettre en place une politique d’immigration « choisie ». Les années Trente ont été le théâtre du recrutement de millions d’immigrés dans l’agriculture et l’industrie, de préférence d’origine européenne (Polonais et Italiens, blancs et bons catholiques, parallèlement à l’immigration continue maghrébine). En Provence les ratonnades anti-italiens, lei babis, (les « crapauds » en oc.)  avaient déjà illustré le racisme sur fond de crises sociales à Aigues-Mortes, Marseille et Toulon, pour ne citer que les principales. C’est avec ce fil noir, qui précède 1968, que l’extrême droite renoue, nous l’avons vu, avec Tixier-Vignancourt, Le Pen, dont les thèmes de la « défense des Français », avancée comme la défense de la « nationalité française », rejoignent celui de « l’Anti-France ».

   Mais la gangrène nationaliste xénophobe s’étend à l’ensemble du corps social sous des formes différentes à mesure que la politique anti-immigration gagne du terrain.

  Les plus visibles se succèdent avec les charters de Giscard d’Estaing en direction de l’Algérie, gagnent les médias qui structurent l’information quotidienne, opèrent un glissement sémantique  plus récent entre « arabes » et « islamistes » en liaison avec l’actualité du Proche Orient et les attentats terroristes. Sous la poussée du F.N. qui se pose en défenseur contre le danger qui va « changer la nature du particularisme de la nation française », le thème de « l’Anti-France » s’actualise et gagne la droite institutionnelle et même une partie de la gauche jacobine et de sa sphère intellectuelle parisienne.

-Pour la première, c’est -rappelons-le-, la création par Sarkozy du « Ministère de l’identité nationale et de l’immigration » (2007), ses déclarations récentes sur cette France qui serait

sapée par « la tyrannie des minorités qui fait reculer chaque jour la République, l’immigration massive, l’islam militant qui se présentent à nous comme un bloc.»

 Avec en écho, les postulants à la primaire, Fillon, Copé, Lemaire, Mariton, Morano et d’autres…La passerelle est lancée, le F.N. se retrouve à l’étroit sur son propre terrain de l’anti-communautarisme de Maréchal-Le Pen et les déclarations sur la « fracture ethnique » et le « métissage imposé » de l’ancien responsable du Bloc identitaire de Nice, Ph. Vardon, passé au F.N. (A côté de cet épouvantail, il y a aussi, parmi les ralliés au FN, Olivier Bettatti, avocat et viticulteur, très BCBG, l’extrême droite  » propre « , celle qui se revendique « vrai gaulliste » et qui avait animé une liste contre Estrosi aux municipales, un rassemblement hétéroclite avec des gens de gauche comme Marc Concas ex-PS qui penche à présent vers Macron, Jean Florès, directeur du théâtre de Grasse, favorable à la défense des droits des homosexuels…). A moins d’être inodore, la gangrène gagne régulièrement du terrain, toutes idéologies confondues.

 -Pour la deuxième, nous évoquerons rapidement le « Printemps républicain » qui participe du slogan du « choc des civilisations », thème non exclusif de l’extrême droite, partagé à présent par toute une frange des porte-parole d’un courant islamophobe (l’Islam visible) qui s’appuie                                                                                               surtout sur l’argument de la laïcité, cristallisé autour du port du voile et de l’accompagnement scolaire, les habitudes cultuelles, alimentaires et vestimentaires, manifestations hors normes.

Ont participé à ces débats-Manifeste autour d’E. Badinter, des journalistes de « Causeur », des membres du M.R.C., l’essentiel de la droite du P.S., des proches de M. Valls, R. Malka, avocat de Charlie Hebdo, Fadela Amara, ex-P.S., ex-ministre de Sarkozy, ex-présidente de « Ni putes ni soumises », et d’autres aux dents moins longues…

   On ne peut davantage ignorer l’argument social-xénophobe du frontisme qui ne fait pas seulement écho auprès des plus démunis : l’immigration ne serait pas acceptable en raison de son flux inassimilable, de sa quantité insoutenable et de son coût. Les trente Glorieuses ont démenti l’argument – au prix il est vrai d’une exploitation forcenée d’une main d’oeuvre en majorité non qualifiée -. Mais pour aujourd’hui et demain, l’argument ne prend pas en compte l’arrivée de travailleurs jeunes et entreprenants qui est une chance pour le développement tel qu’il est aujourd’hui conçu par ceux qui sont en charge des affaires. Il est vrai que l’utilité sociale du travail n’est pas la préoccupation centrale en vue d’une éventuelle transformation…sociale. Et cette absence ne favorise pas un traitement social de l’immigration vers des solutions nouvelles : c’est bien l’absence d’investissement de cette nature qui favorise les politique d’austérité généralisées qui sont un échec. A l’opposé de politiques innovantes : conversion de la politique énergétique, sortie progressive du nucléaire, arrêt de la production des armements, politiques culturelles territorialisées, non élitistes et non consuméristes, d’éducation populaire et de recherche…

  • De la Ve République

   Un autre facteur fondamental favorable au développement de l’extrême droite, on l’oublie trop souvent, est la constitution gaulliste, refusée par la gauche au début, acceptée aujourd’hui avec des nuances par l’ensemble du corps social et politique. Système pyramidal autour de l’article 16 qui attribue au président un rôle fondamental, notamment les pleins pouvoirs en période de crise, parallèlement au parlement qui exprime le rapport des forces gauche-droite en système d’alternance. Le premier ministre y impose ses politiques par l’usage du 49,3 (85 fois depuis 1958, 5 fois depuis E. Valls). Quand la machine de l’élection présidentielle au suffrage universel, suivie des élections législatives au suffrage majoritaire à deux tours, se grippent – l’état des lieux en témoigne aujourd’hui après cinq ans de pouvoir       d’une  gauche de gouvernement -, une troisième composante vient bousculer la reconduction du système. Exclue du jeu institutionnel par une proportionnelle discriminante, la tripolarisation entre en scène. Ainsi le F.N. peut-il se présenter comme le « parti du     changement », l’alternative à l’etablishment qu’il dénonce, mais énarques en réserve et à la rescousse… La réalité rattrape la fiction d’un F.N. condamné de moins en moins à la marginalité que Marine Le Pen s’efforce de dépasser autour du thème de la « France apaisée ».

   Le parti frontiste a très bien compris l’intérêt d’une stratégie nationale et non régionale que porte l’élection présidentielle : le jeu institutionnel de la Ve a épuisé ses ressources, il peut donc lui permettre une percée à laquelle les précédents scrutins présidentiels l’avaient invité. Pour cela, il faut élargir la base sociale de son électorat. L’impasse de la politique de la gauche gouvernementale est pain béni pour lui. Et les tactiques électorales de recours que les médias identifient au « sursis républicain », en queue de chaque échéance électorale, dramatisent l’exercice civique et confortent le non renouvellement du discours et des pratiques politiques. Il en résulte un désaveu citoyen qui s’est d’abord traduit par une abstention grandissante et depuis 2012 par une adhésion croissante au vote F.N. Ce dernier n’aspire qu’au statu quo, la constitution actuelle est une cote bien taillée qui répond parfaitement à sa stratégie de l’Etat fort, toute horizontalité dans  l’organisation de la décision politique lui est étrangère. Le cas français illustre fort bien le caractère coercitif des nations « unitaires » qui ne veulent pas reconnaître une concitoyenneté, un statut de citoyenneté élargie pour des sujets devenus, sans contradiction et par fusion, à la fois membres de la fédération et de l’Etat. L’idée de fédération était pourtant dans l’An 1 de la constitution jacobine avant d’être balayée par la constitution bonapartiste de l’An VIII qui invente le rôle des préfets. On connaît la suite.

   4-  Face au centralisme et au national-jacobinisme : la réponse fédéraliste

  a – Pour sortir de l’enfermement centraliste que nous subissons en France plus qu’ailleurs en Europe, la réponse fédéraliste est une des solutions auxquelles les autonomies régionales en Europe ont déjà donné des réponses, notamment en territoire ibérique et en Grande-Bretagne. Pour aller à l’essentiel (le sujet sera évoqué par d’autres interventions), l’Espagne qui se définit comme un Etat unitaire a les caractéristiques d’un Etat fédéral. Mais les blocages étatiques répétés de Madrid ont fait que le fédéralisme étatique, mis en avant au début en Catalogne, s’est acheminé vers le principe d’autodétermination. Les Catalans ne veulent plus

d’une péréquation financière commune ni d’un ordre judiciaire commun. La revendication indépendantiste démocratique du peuple catalan contre Madrid est l’objectif présent. L’Europe est confrontée à une situation nouvelle, elle devra prendre parti.

   En Ecosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, les gouvernements sont composés d’autonomistes et d’indépendantistes aux avancées électorales régulières, tout en continuant  à siéger à la Chambre des communes et à voter sur des lois appliquées en Grande-Bretagne. Là  aussi, Bruxelles devra tenir compte des votes en faveur de l’autodétermination. C’est la réponse la plus moderne et la plus démocratique au Brexit.

   Parallèlement L’A.L.E. essaie de concrétiser dans le cadre de l’U.E. une politique commune aux territoires de la Méditerranée Occidentale. C’est le but des rencontres qui se développent entre les autonomies de Catalogne, Pays Valencien, Baléares, Sardaigne et Corse, en sautant

les tutelles de Madrid et Paris. L’idée d’un destin commun choisi par les peuples d’Europe du Sud prend de plus en plus de réalité.

bDans l’hexagone comme en Europe, la contrainte institutionnelle nationale étatiste ne peut remplacer l’expérience des solidarités choisies et l’outil fédéraliste doit se  mettre au service des acteurs-citoyens pour sortir des couples connus « nation et république » que mettent en avant « républicains » et « souverainistes ». Le « modèle » centraliste français est tout le contraire d’une démocratisation des territoires. La dernière réforme territoriale enterre définitivement les pays ; les départements continuent avec les métropoles à renforcer la concentration démographique et politique en concurrence avec les régions et la construction d’euro-régions. Or, c’est bien du tout Etat que se nourrit la vulgate souverainiste et frontiste. Raison de plus pour que les territoires à forte identité  affirment avec plus de force et de clarté le principe d’autonomie. Et cela vaut également pour le Partit Occitan. En France, l’idée de la décentralisation reste un échec démocratique au service du centralisme historique. La revendication autonomiste qui s’inscrit dans une perspective fédérale de l’Etat est irrécupérable par les forces politiques les plus réactionnaires du national-étatisme, dont le FN n’est qu’une variante. Cela doit être notre stratégie centrale prioritaire. Toute avancée en ce sens demande pédagogie et initiatives de la part des occitanistes comme des composantes de la fédération Régions et Peuples Solidaire.

   Au plan européen, face aux nationalismes réactionnaires d’Etat, le projet démocratique d’une Europe fédérale des peuples et des régions est la réponse aux poussées populistes actuelles. C’est la base d’un fédéralisme différencié, fondement d’une dynamique  partant des peuples qui font aujourd’hui l’Europe. C’est là que peut se construire une Europe politique décentralisée, la recherche d’une forme moderne de supranationalité digne du XXIe siècle. C’est là que se trouve une des solutions qui permettra de réhabiliter la démocratie au cœur des populations et de contrôler progressivement une économie plus apte à une meilleure répartition des compétences et des richesses. Tel est le projet européen que nous défendons, à l’opposé de la logique inter-gouvernementale et de sa priorité marchande et financière qui conduisent à l’échec.

   Mais là aussi, regardons la réalité en face : pour sortir des habitudes souverainistes de gouvernance, il faudra une pédagogie de tous les instants et à tous les niveaux de la société civile, en direction des acteurs-entrepreneurs, des corps constitués (syndicats, partis alternatifs, courants idéologiques laïcs et religieux), tant la société actuelle est pétrie de représentations historiques traditionnelles, de centralismes autoritaires, d’idéologies sécuritaires et de replis identitaires réactionnaires, de technocraties «réformistes » bardées de pseudo modernité, de refus de prendre en compte la finitude des ressources planétaires…

c – Fédérer sur la base des cultures réelles. La dimension culturelle et linguistique plurielle est une donnée incontournable dans la lutte contre le repli hexagonal nationaliste. Cette évidence, ignorée par le corps politique, d’apparence consentante mais de stratégie opposée,touche à l’identité nationale telle qu’elle s’est construite depuis plus de deux siècles. L’échec successif de la ratification de la Charte européenne des langues et cultures minoritaires tient en France à la volonté de ne pas s’en remettre à une institution supranationale. Une Europe politique qui ne serait pas à l’image de la France est pour elle un non-sens historique. Aussi la  solution la plus « libérale » ne peut être acceptée que dans le domaine patrimonial. Le piège se referme. Le principe de l’égalité des langues et des cultures reste formel, il ne peut aujourd’hui trouver quelque application dans son usage public. Là est la transparence de la réalité française illustrée – entre autres figures de la gauche-  par J-L. Mélanchon, qui fait du droit aux langues un droit privé ne reconnaissant que la seule sphère de l’enseignement, au risque de remettre en question l’identité nationale. C’est également l’argument de Bruno Retailleau, sénateur (LR) de Vendée qui voit dans l’opposition à la Charte « le meilleur  moyen de couper l’herbe sous les pieds du FN ». L’extrême droite s’en trouve confortée, elle qui refuse tout statut légal qui « permettra à des groupes ethnicistes et sécessionnistes d’utiliser le prétexte de la langue à des fins politiques. » Dans ce champ clos, droite, extrême droite et gauche se rejoignent sur le thème de l’identité qui structure le débat politique actuel, car c’est toujours au nom de l’égalité que l’anomie civique et politique se reproduit. Pour « l’étatisme républicain », seules n’existent que les langues d’Etat.  Et le bilinguisme ne peut s’y exprimer que dans ce contexte ! L’hypocrisie est au paroxysme.

 Le roman national français n’a pas su répondre à ce pari.

   Le tandem langue-culture n’est pas un supplément d’âme qui se juxtaposerait formellement aux facteurs économiques, sociaux et politiques. Les régions d’Europe qui s’en sortent le mieux sont aussi celles qui ont su faire coexister l’ensemble de ces données et créer ainsi du lien social. Le roman national, confiné dans ses limites hexagonales, n’est toujours pas capable de s’émanciper de son ethnicité républicaniste, véritable matrice de son parcours chaotique. Son repli nationaliste se clôt sur un chapitre dont le F.N. peut tirer parti et écrire sa suite. Dans cette logique d’histoire, il ne sera jamais que cette intersection d’un souverainisme archaïque, d’un monolinguisme autiste teinté d’anglicismes et de la sauvagerie des forces de l’argent au service des banques d’affaires et des lobbies.

   Bien plus, cette histoire de France à la Lavisse-Sarkosy que l’inintelligence des temps historiques que certains, récemment encore, font remonter aux figures des Gaulois, de Clovis et de Jeanne d’Arc, doit trouver son aboutissement dans une Ve République achevée. Mais c’est un parcours d’achèvement qui synthétise une désaffection citoyenne rarement égalée : abstention grandissante, droitisation du corps électoral, perte de médiation joué par les partis, affaiblissement et division des syndicats, neutralisation d’une grande partie de la société civile. Autant de signaux d’un échec attendu dont le FN n’est que la simple illustration d’un ethno-nationalisme qui a gangrené le corps social et politique. Et qui attend son moment à l’agachon.

   Signaux et propos que je me permettrai de relayer par la parole de Robert Lafont entendue dans « Le dénouement français » :

      « Les dangers locaux sont grands d’un renfermement de la France dans l’archaïsme étatique, sous caution libérale et sous le signe de l’identitarisme fascisant. Ceux aussi d’une débâcle européenne où s’abîmerait la chance du supranational. Ceux enfin et surtout d’un cataclysme nucléaire à l’échelle de la planète. »

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