La philosophe engagée
Simone Weil est née en 1909 dans une famille très cultivée, d’origine juive agnostique. Dès son plus jeune âge, elle manifeste sa solidarité avec tous les « opprimés »: à six ans, elle s’abstient de manger du sucre quand on lui dit que les soldats en sont privés dans les tranchées! Elle a dix ans, quand sa mère la retrouve dans un défilé de grévistes chantant l’Internationale en 1919… Elle est très liée à son frère aîné André qui deviendra un des grands mathématiciens du XXe siècle. Ensemble ils s’enthousiasment pour les différentes sources de civilisation, en particulier pour la civilisation grecque avec Pythagore et Platon. A douze ans André apprend seul le grec ancien, qu’il enseigne à sa sœur, ce qui leur permet de discuter entre eux sans que personne ne puisse les comprendre autour d’eux!
A seize ans elle obtient le bac philo au lycée Victor Duruy de Paris, où elle a suivi les cours du philosophe René Le Senne. Entrée au lycée Henri IV en octobre 1925, elle suivra les cours du philosophe Alain. En 1926 à la Sorbonne, elle rencontre Simone de Beauvoir , qui raconte : « Elle m’intriguait, à cause de sa réputation d’intelligence et de son accoutrement bizarre… Une grande famine venait de dévaster la Chine, et l’on m’avait raconté qu’en apprenant cette nouvelle, elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques ».
Agrégée de philosophie en 1931, elle va enseigner au Puy pour être plus proche d’un milieu ouvrier: elle provoque un scandale en se solidarisant avec les syndicats de mineurs et en rejoignant le mouvement de grève contre le chômage et les baisses de salaire. Elle écrit dans les revues « L’Ecole émancipée » et « La Révolution prolétarienne » et prône l’unification syndicale. A partir de 1932, elle milite au « Cercle communiste démocratique » de Boris Souvarine tout en luttant contre le Stalinisme.
Elle passe l’été 1932 en Allemagne, pour essayer de comprendre les raisons de la montée du nazisme. Revenue en France, elle écrit plusieurs articles où elle exprime ses sentiments lucides et son scepticisme sur l’avenir de l’Europe dans ce contexte.
Le 31 décembre 1933, l’ancien chef de l’armée rouge Trotski pourchassé par Staline est invité avec sa femme Nathalie chez les Weil à Paris. Simone ose s’opposer à lui sur la condition ouvrière en Russie: Trotski soutient en effet que le régime soviétique serait globalement positif pour le prolétariat dès lors que l’industrie appartient à l’Etat et non à un propriétaire privé. Simone Weil lui rétorque sèchement que le travail épuisant à la chaîne, les cadences imposées et l’obéissance aveugle aux petits chefs sont les mêmes en Russie comme en France; elle lui montre que l’important réside dans les conditions de travail des ouvriers et non dans le statut juridique de l’entreprise… Trotski conclura: « Vous êtes l’Armée du Salut?«
Comme Olympe de Gouges en son temps, Simone Weil pense que les actes concrets valent mieux que des discours. Alors toujours avide de comprendre la vie du peuple, elle quitte pour un temps sa carrière d’enseignante et elle s’engage chez Alsthom en 1934-1935 comme ouvrière sur presse. On la retrouve ensuite dans un travail à la chaîne à Boulogne-Billancourt chez Renault et aux établissements « Carnaud et Forges de Basse-Indre ». Elle consignera ses impressions dans son « Journal d’usine ».
De santé fragile, elle quitte l’usine et reprend l’enseignement de la philosophie, tout en distribuant une partie de son traitement, comme l’écrit un de ses biographes E. Piccard en 1960 : « Décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy, elle sacrifiait tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs ».
La Résistante insoumise
Elle participera logiquement aux grèves de 1936 et elle s’engagera dans la « Colonne Durruti » lors de la guerre civile espagnole contre Franco. En 1937 elle écrit dans les «Nouveaux cahiers», une revue économique et politique qui prône une collaboration économique franco-allemande. En effet, elle a bien compris, comme le disait Anatole France en 1919 lors du diktat de Clemenceau avec le traité de Versailles, que si l’Allemagne est empêchée de se relever économiquement « l’Europe en périra si, enfin, la raison n’entre pas dans ses conseils« .
Voici la guerre qu’elle avait redoutée. Sans illusion sur le sort de l’Europe et sur celui des Juifs, elle se réfugie à Marseille le 13 juin 1940 avec sa famille. Elle va rédiger alors ses « Cahiers » sur la philosophie grecque. Elle contacte aussi la revue littéraire « Les Cahiers du Sud », à laquelle elle collabore sous le pseudonyme d’Emile Novis. Elle se rapproche de plus en plus du Christianisme. Elle entre dès le début de l’Occupation dans un réseau de Résistance et distribue la revue « Cahiers du Témoignage Chrétien », qui sera vite mis à l’index par Vichy et l’épiscopat…
Dans l’été 1941, elle rencontre le philosophe Gustave Thibon, qui la fait embaucher en Ardèche comme ouvrière agricole. L’année suivante, elle met ses parents en sécurité aux Etats-Unis, puis gagne la Grande Bretagne où elle entre au service de la « France Libre » comme rédactrice. Mais son intransigeance la pousse à démissionner de l’organisation de De Gaulle en juillet 1943. Désireuse de rejoindre les réseaux de résistance dans l’hexagone, elle en est empêchée par Schumann et André Philip, qui craignent à juste titre qu’elle soit vite identifiée comme juive par la police de Vichy et déportée en Allemagne.
Atteinte de tuberculose, aggravée peut-être par les nombreuses privations qu’elle s’imposait, elle meurt au sanatorium d’Ashford le 24 août 1943 à 34 ans.
De la conquête capétienne de l’Occitanie
Peu de temps avant sa mort, Simone Weil écrit deux textes en 1943 sur la conquête des pays occitans par la France et sur les atrocités commises alors par les armées capétiennes, qu’elle n’hésite pas à comparer à la situation vécue sous l’occupation allemande contemporaine. L’un a été publié dans les « Cahiers du Sud » sous le pseudonyme d’Emile Novis, voici un extrait du second dans « L’enracinement » :
« On peut trouver dans l’Histoire des faits d’une atrocité aussi grande, mais non plus grande, sauf peut-être quelques rares exceptions, que la conquête par les Français des territoires situés au sud de la Loire, au début du XIIIe siècle. Ces territoires où il existait un niveau élevé de culture, de tolérance, de liberté, de vie spirituelle, étaient animés d’un patriotisme intense pour ce qu’ils appelaient leur langage (Lengatge); mot par lequel ils désignaient la patrie.
Les Français étaient pour eux des étrangers et des barbares, comme pour nous les Allemands. Pour imprimer immédiatement la terreur, les Français commencèrent par exterminer la ville entière de Béziers, et ils obtinrent l’effet cherché. Une fois le pays conquis, ils y installèrent l’inquisition…
Depuis qu’ils ont été conquis, ces pays ont apporté à la culture française une contribution assez faible, alors qu’auparavant ils étaient tellement brillants. La pensée française doit davantage aux Albigeois et aux troubadours du XIIe siècle, qui n’étaient pas français, qu’à tout ce que ces territoires ont produit au cours des siècles suivants…
Quand on a pris l’habitude de considérer comme un bien absolu et clair de toute ombre cette croissance au cours de laquelle la France a dévoré et digéré tant de territoires, comment une propagande inspirée exactement de la même pensée, et mettant seulement le nom de l’Europe à la place de la France, ne s’infiltrera-t-elle pas dans un coin de l’âme?
Les collaborateurs actuels (nous sommes en 1943!) ont à l’égard de l’Europe nouvelle que forgerait une victoire allemande l’attitude qu’on demande aux Provençaux, aux Bretons, aux Alsaciens, aux Francs-Comtois d’avoir, quant au passé, à l’égard de la conquête de leur pays par le roi de France.»
Georges LABOUYSSE
PS : Ne pas confondre Simone Weil à laquelle est consacré cet article, et Simone Veil personnalité tout autant exceptionnelle nous ayant quitté cet été 2017.