Un article de Martine Boudet[1]
De l’avis général, la victoire de l’extrême-droite au Brésil est un séisme politique, qui conforte le réseau fascisant à l’échelle internationale. En France, le soixantenaire de la 5e République est passé inaperçu, au regard de la crise que vit la mandature Macron depuis l’affaire Benalla puis la démission-sanction de N Hulot, « le ministre le plus populaire du gouvernement »[2]. Si le centralisme autoritaire, revu et corrigé sous l’égide néolibérale, n’a plus la cote du côté des citoyen-ne-s, il conserve cependant sa capacité de nuisance[3].
Progression inquiétante de la vague brune et crise concomitante des forces progressistes
Le Brésil après les USA, l’Italie, la Hongrie, l’Autriche…et peut-être la France aux prochaines élections européennes, où l’ex FN est déjà majoritaire: la conquête de pouvoirs d‘Etat dans des pays aussi stratégiquement importants consacre une nouvelle période, qui fait suite à la gestion austéritaire des économies depuis la crise financière de 2008. Elle consacre aussi un certain échec des forces progressistes à maintenir des acquis socio-politiques voire leur intégrité en Amérique latine, continent pilote des dernières décennies : la réaction thermidorienne est aux portes du pouvoir au Vénézuela, au Nicaragua, en Equateur…Ainsi que dans l’Union européenne, où le modèle intégrateur scandinave est à l’eau et où prédomine un nationalisme exacerbé en Europe centrale.
En France, la crise de croissance des organisations de gauche n’est plus un secret, qu’il s’agisse du PS laminé par un mandat présidentiel de compromissions, du PC dont la direction compose pour son Congrès avec une orientation minoritaire, d’EE Les Verts, du NPA[4], du POC lui-même… Jusque-là préservée du fait de ses résultats à la présidentielle de 2017, la France insoumise vit un conflit majeur avec les forces de l’ordre et la justice. La descente de police dans ses locaux ne serait-elle pas un retour de bâton, en réponse à l’affaire Macron-Benalla, qui a mis en difficulté l’exécutif ?
Au niveau de la société civile, la situation n’est guère meilleure, le tissu associatif se destructurant suite à l’abrogation du dispositif des emplois aidés et par l’assèchement des aides publiques au financement, voire par le remplacement de ces structures par des sociétés privées qui font payer l’usager.
Un indice de la gravité de la situation au niveau des relations sociales, la campagne « #Pas de vague (le « me too » des enseignants, 35 000 tweets en quelques jours suite au braquage d’une professeure) est révélatrice du degré de saturation du corps enseignant, spécialement dans le secondaire, face à la violence scolaire et à l’omerta d’une administration autoritaire, et souvent dans les faits complice passive[5].
Les obstacles à la mobilisation sur le terrain démocratique
Au regard de ces différentes menaces à l’égard des droits démocratiques et ne serait- ce que du vivre ensemble, le dispositif de défense et de prévention de risques graves est-il suffisant? Il est regrettable que le mouvement social, organisé dans le collectif Marée populaire, n’ait pas relayé les médias, juges et parlementaires, dans la foulée de l’affaire Benalla. Pourtant, c’était bien la seule carte gagnante après les échecs sectoriels et sociaux du printemps dernier[6].
Les syndicats enseignants soutiendront-ils la campagne « #Pas de vague », pour exiger de l’administration des conditions de travail dignes ? A l’approche des élections professionnelles de novembre-décembre, il y a là matière à concrétiser un dialogue inter-corporatif caractérisé par une morosité inquiétante et par l’abandon dans la nature de milliers de jeunes bacheliers, déboutés du dispositif d’orientation Parcoursup.
Le cantonnement dans les problématiques sociale et écologique explique en grande partie ces difficultés d’adaptation à la nouvelle donne, ainsi que l’illusion de vivre encore dans la « patrie des droits de l’homme ». Le contexte pourtant prévalant de l’état d’urgence passé dans la loi ordinaire depuis octobre 2017 apparaît comme singulièrement absent des débats, dans les faits banalisé. Seul dispositif qui existait à cet égard, le collectif contre l’état d’urgence[7], d’ailleurs minimal puisqu’il n’avait pas été décentralisé de son vivant, ne fonctionne plus. Pendant que s’applique la loi de sécurité intérieure avec ses dérives et abus, et que les victimes d’une police et d’une justice aux ordres –qu’ils/elles soient habitant-e-s des quartiers populaires, jeunes étudiant-e-s et lycéen-ne-s, militant-e-s et syndicalistes, citoyen-ne-s…se trouvent isolées et avec peu de moyens de défense. Ainsi, est passée incognito la condamnation du frère d’Adama Traoré à trois ans de prison, au nom d’un « terrorisme de quartier » (sic). Malgré une manifestation de soutien de 2000 personnes le 13 octobre (à Paris)[8].
Pour une coordination des comités de soutien de victimes (des répressions d’Etat)
Depuis la COP 21 et la première loi Travail, période où fut installé l’état d’urgence au motif de la « guerre contre le terrorisme islamiste », des milliers de militant-e-s, jeunes et citoyen-ne-s ont connu le « talon de fer »[9] dans le cadre d’interventions policières : agressions physiques, blessures et morts, arrestations, poursuites judiciaires, condamnations, perquisitions, assignations à résidence, contrôles….. Il devient urgent de mobiliser sur le terrain de l’Etat de droit, pour une contre-offensive qui fasse suite aux échecs du printemps dernier (SNCF, Université-Education nationale…) et qui prépare les résistances à venir (retraites, Fonction publique…). Mais pas seulement sur un mode parasyndical et défensif.
Les axes d’une campagne de cet ordre gagneraient à rendre compte du caractère multilatéral des répressions en cours. Concernant les pouvoirs régaliens :
– l’abrogation de la loi de sécurité intérieure (octobre 2017) qui banalise l’état d’urgence au motif ou au prétexte de la guerre contre le terrorisme
-la dissolution des milices parallèles clandestines et concurrentes à la Police et à la Gendarmerie nationales (affaire Macron-Benalla), sanctions des responsables à prendre en fonction des conclusions des commissions d’enquête judiciaire et sénatoriale
-l’arrêt des violences policières et des discriminations judiciaires, dans les quartiers populaires, les manifestations, les lieux publics, les ZAD…
– en cas de mort d’homme dans le cadre d’interventions policières, poursuites judiciaires et sanctions.
Concernant les pouvoirs représentatifs :
-l’arrêt des ordonnances qui imposent les diktats de l’exécutif contre la représentation parlementaire, pour la réalisation de projets antisociaux
-le retrait du projet présidentiel de révision de la Constitution pour renforcer les pouvoirs de l’exécutif.
Concernant les services publics:
– le retrait du projet de remise en cause du paritarisme dans les Fonctions publiques d’Etat et des Collectivités territoriales
-l’arrêt de l’autoritarisme administratif dans les services publics, de l’Education nationale et de la Poste entre autres: sanctions abusives de personnels….
– la suppression du dispositif Parcoursup dont le fonctionnement opaque voire illégal (algorithmique) organise la sélection des bacheliers, et leur discrimination sur un critère d’origine
-l’arrêt des censures sur les sujets dits sensibles (racisme d’Etat, intersectionnalité…) dans les départements de sciences sociales (université).
Construction d’un paradigme démocratique
La politique menée par l’oligarchie s‘appuie sur un courant d’extrême droite et xénophobe qui, détournant les mécontentements, a conquis des centaines de places électives (municipales, régionales, européennes…) ; 50 à 60 % des forces de l’ordre votent pour l’ex FN. Il importe de faire connaître le bilan de cette double gouvernance, pour les prochaines campagnes électorales. Quant à la cellule de veille inter-organisationnelle, dont la mission peut être de médiatiser les cas de dérives et de leurs victimes actuellement isolées et fragilisées, et d’organiser des défenses en justice, collectives si possible, il existe un capital d’expériences et d’expertises alimenté par les collectifs contre l’état d’urgence et des quartiers populaires (Observatoire des violences policières/collectif Amal Bentounsi, collectifs Adama Traoré, Ali Ziri….)….
Pourquoi cette problématique est-elle fédératrice ? Parce que la France est traditionnellement un pays de culture politique et que, dans les périodes de crise, c’est par la politique que le peuple en est sorti par le haut. Les enquêtes d’opinion ont montré le fort intérêt qu’a connu l’affaire Benalla en pleine trêve estivale, ainsi que le discrédit présidentiel correspondant, à en juger aux réactions: enquêtes judiciaires et mises en examen, deux commissions d’enquête parlementaire largement médiatisées pour établir les responsabilités gouvernementales, deux motions de censure, licenciement de Benalla par l’Elysée et autres sanctions internes, blocage par le Parlement du débat sur le projet de modification de la Constitution et de réforme institutionnelle …
Il y va de la responsabilité de nos différentes organisations de s’impliquer sur cet axe, avant que la situation socio-politique ne s’aggrave d’une manière peu réversible pour l’intérêt général. Des exemples de réussite sont à saluer dans ce sens: la destitution aux Cortés du premier ministre liberticide Mariano Rajoy (le 1er juin 2018) a été obtenue grâce à l’unité des forces progressistes en Espagne[10]. En Côte d’Ivoire, grâce à la résistance populaire sur une décennie, c’est une amnistie de 800 opposants politiques qui a été arrachée à la dictature de Ouattara (le 6 août 2018).
Avec les différentes équipes du mouvement social, des quartiers populaires et des territoires, c’est la construction et à la transmission d’un paradigme démocratique à laquelle il reste à s’atteler, de manière à s’inscrire dans la bataille des idées qui impose pour l’instant le populisme, voire l’extrême droite, comme recours à la « stratégie du choc » d’un régime politique devenant de plus en plus prédateur et parasite et contribuant à la dépolitisation de jeunes et à l’abstentionnisme.
[1] Martine Boudet Urgence antiraciste –Pour une démocratie inclusive– (Coord, Ed du Croquant, 2017)
[2] Autre ministre d’Etat à avoir démissionné dans la dernière période, Gérard Collomb.
[3] Gérard Tautil, Le Roman national français au défi de l’extrême-droite (Editions L’Harmattan, 2017)
[4] Fondation Copernic (coordination Daniel Gaxie et Willy Pelletier), Que faire des partis politiques ? (Le Croquant, 2018)
http://www.fondation-copernic.org/index.php/2018/10/24/que-faire-des-partis-politiques/
[5] https://alerteconditionenseignante.wordpress.com/
[6] Tribune collective aux Invités de Mediapart:
Commission Démocratie-Attac France, « Affaire Macron-Benalla : non à l’impunité des violences policières –Oui à une véritable démocratisation institutionnelle » https://blogs.attac.org/commission-democratie/textes-de-la-commission-democratie/article/affaire-macron-benalla-non-a-l-impunite-des-violences-policieres
[8] http://www.leparisien.fr/val-d-oise-95/val-d-oise-3-ans-de-prison-pour-un-frere-d-adama-traore-apres-l-incendie-du-bus-15-10-2018-7919853.php
[9] Titre d’un roman de Jack London
[10] Elu-e-s et représentant-e-s des communautés autonomes catalane et basque, de Podemos, de l’aile gauche du PSOE….