Martine Boudet et Florence St-Luc font part de propositions alternatives pour la formation des enseignants.
La crise de l’Ecole et des IUFM alimentée par le dispositif néolibéral
La mort en janvier 2010 d’Akim, él ève assassiné dans l’enceinte d’un établissement scolaire qui avait été pourvu peu au paravant de portails détec teurs de métaux, repose en des termes cruels le problème de l’inadaptation croissante du système scolaire aux évolutions et aux crises de la société.
Cette inadaptation est renforcée par l e di sposit if des « ré fo rmes » néo – l ibé ral es, imposées en mati ère de formation des enseignants et d’éducati on ; comme les person nel s de l ‘académie de Crét eil , la grande majorité des professionnels et de leurs organismes représentatifs estime en e ffet qu’une te ll e pol itique ren d et rendra plus difficile encore l’exercice de leur métier.
Dans ces condi ti ons, quel le s proposi tio ns alternatives formul er, quels leviers stratégiques pouvons-nous acti onner pour (re)mobili ser formateurs, éducateurs comme usagers de l’École sur un autre avenir possible ?
Une perspective de cet ordre ne pourra se co ncrétiser qu’en foncti on, entre autres, des deux princ ipes suivants, celui de l’harmonisation des objectifs de formation et d’éducation et le principe complémentaire, qui consiste à associer tout aussi systématiquement les questions programmatiques et institutionnelles. Ainsi, en contextualisant davantage le cadre de leur exerc ice et en é vi tant l e pi ège du corporati sme gestionnaire dans lequel menace de les enfermer le système actuel, les IUFM po ur ro nt reconqué ri r au près de l ‘ opin ion publ ique l e l eadership intell ectuel et moral qui doi t être le leur.
Le système éducatif français : entre principe d’égalité et différenciation culturelle et individuelle
Une réhabili tati on du système ne pourra pas faire l’économie d’un retour sur l’histoire de l’institution et sur son ambivalence, dans le cadre et de l’Étatnation et du système néo-libéral propre à la sphère oc cidentale et européenne. Au moment o ù l es pouvo irs publ ics
échouent à définir l’identité nationale par opposition aux réalités culturelles de l’immigration, i l faut rappeler la double tradition française, faite à la fois de progressisme social et d’autoritarisme impérial. Dans son processus de démocratisation, l’École républicaine s’est voulue égalitaire, sans vraiment parveni r à réaliser cet objectif. Malgré des acquis historiques, le système éducatif f rançais reste inéquitable car trop uniforme. Le s rai sons de ce passi f sont à rechercher dans les structures anthropologiques de notre mode républicain et dans ses ombres au tableau, à savoir le centralisme qui confine, en l’absence de contrepoids suffisants, à un unitarisme autoritaire de même qu’une citoyenneté individu ell e qu i laisse de la même manière trop peu de place au dialogue des cultures, de quelque nature qu’elles soient (d’origine, de genre…). Ce double effet pervers de notre tradition politique et éducative explique en grande parti e la montée en pui ssance d’un technocratisme gestionnaire, qui sévit souvent au détr iment d’al ternatives
complémentaires et d’expérimentations vivantes et autonomes. Ce phénomène institutionnel tend à se manifester par miméti sme sans le s col lec ti fs de formateurs, d’universitaires et d’enseignants dans lequel manque un débat d’idées novatr ices, d’ordre épistémologique et programmatique.
En France, la différence culturelle et l’hétérogénéité de niveau sont généralement vécues comme négatives, al ors que dans ce rt ains pays, ce s fact eurs obje cti fs sont reconnu s et utilisés comme positifs ou à positiver, sel on le cas. Ainsi, le rayo nnement actuel de l’Espagne démocratique doit be au co up au dialogue des communautés autonomes et de la capitale, les diverses langues-cultures du pays étant largement réhabilitées à l’École et dans les médias. Dans le même temps s’y développe la co-éducation (« co-educación ») depuis plus de 20 ans au niveau de l’enseignement : ce courant propose réflexions et actions pour lutter contre la violence de
genre e t l es manifestati ons du machisme. Dans les pays scandinaves, c’est la pe rso nnali sati on, c’ est-à-di re la construction de l’élève comme sujet, qui est à l’honneur, cette démarche s’adressant à tous les élèves, quel que soit leur niveau. « Ainsi, l’intégration individualisée est associée à la fois à un niveau éducatif général élevé , une proportion d’élèves en difficulté faible, et une élite
développée. C’est de plus le seul modèle de gestion de l’hétérogénéité capable de limiter les inégalités scolaires générales et d’or igin e sociale . » (Mons, 2009, p.169).
Mai s l ‘espri t j acobin a du mal à envisager une vraie différenciation des apprentissages de même qu’une réelle décentralisation culturelle. Associé au dispositif néolibéral européen, ce passif histo riqu e co nduit désormais à undépérissement certain de l’organisme éducation nationale, et cela au r isque de former une médiocratie conformiste car ego-ethnocentrée. Ce central isme autoritaire s’enracine dans la gestion de la corporation enseignante et de ses relations avec la hiérarchie et avec les publics scolaires et se maintient du fait de la féminisation croissante du métier, synonyme de vulnérabilisation en l’absence de pr ise en compte de ce
paramètre dans la gestion des ressources humaines.
Depuis les réformes de l’après-mai 68, la participation des parents d’élèves et des élèves et à la vi e des établissements scolaires s’est accompli e en effet sans que les enseignants ne bénéf i ci ent eu x-mêmes de prérogative s élargies en matière de création et d’auton
omie didactique et pédagogique. Censée s’inscrire dans un processus de démoc ratisation interne, la formation continue n’a pas vraiment donné lieu à l’ émulation que l’on pouvait légitimement en attendre, dans le contexte de la c rise scolaire notamment. Là est
l’une des raisons de la désaffec tion de l’opinion publique à l’égard des IUFM, trop détachés des réalités concrètes et du quotidien de l’École. Par ai ll eurs, pr is en étau ent re l ‘immo bi li sme h iérarchique et une pression accrue du terrain parental et juvénile marqué par la peur de l’avenir professionnel et l’angoisse du chômage, tout comme par la perte des repères traditionnels, le métier d’enseignant a lui-même perdu en termes d’autorité intellectuelle et morale. Avec la montée des incivilités et des violences dans les
établissements scolaires, l’évaluation systématisée des enseignements et la judi ciari sati on des in cident s de parcours sont les effets logiques d’une t el le poli tique de format ion et d’éducation. C’e st dans ce cadre tendant à devenir un car can que la normativité managériale s’impose trop sou vent désormais, au détriment de la loi et des principes républicains : la course aux « contrats d’ objec tifs » et aux compétences en matière de compétitivité et d’adaptabilité aux marchés, la transparence informatique devenue inquiétante du métier d’enseignant sont censées se su bsti tu er à une dynamique de groupe d’ordre épistémol ogique, sur l’actualisation des finalités de la formation et de l’éducation.
Pour contrecarrer cette dér ive c lientél iste et populiste, s’impose donc d’assumer le recours à des démarches délibérément différenciées et dial ogiques en matiè re de formation comme d’éducation.
Économie de la connaissance vs interdisciplinarité
La menace de disparition des IUFM ne peut être compr ise non plus sans référence à la di te « économie de la connaissance » qui remodèle su r le standard euro-oc cidental le dispositif global de recherche, de formation et d’enseignement. La mastér isation de
l’ enseignement à l’Université s’inscrit en effet dans une démar che de marchandi satio n des savoi rs, do nt le s savoirs professionnels, ceux-ci pouvant ê tre di spensé s égalemen t par de s instituts privés. Cette mesure s’ajoute à la « libé ral isati on » en in terne de
l’Université (via la LRU), qui fragilise cette instituti on dans ses missio ns républicaines ; en plus des centaines d’instituts privés à caractère industriel et commerc ial déjà subventionnés, la création des pôl es régi onaux de compétitivité et des pôles d’excellence
(plan Campus) renforce l’ impac t des mar chés et de l’industrie, la constitution de l’ANR et de l’AERES gérés par l’exécutif s’inscrivant quant à elle au détriment du CNRS, ce pôle central et jusque là relativement autonome de la recherche nationale étant lui-même soumis à une contrac-tualisation étroite et mercantile de ses objectifs; dans ce contexte de col lusion croi ssante des institutions de l’État et des intérêts pr ivé s, la di spar i tio n de s IUFM s’apparenterait à la mise en berne du se rvi ce publ ic de fo rmati on et
d’éducation. Ce même phénomène se manifeste au niveau de l’École, de plus en plus concurrencée par des réseaux
d’ ét abl issemen ts pr ivé s e t/ou confessionnels bénéficiant du soutien de l’État.
Par une refonte complète du dispositif institutionnel, l’objectif programmatique pr inc ipal réside dans le renforcement de la rentabilité des disciplines marchandisables dont les sc iences et les techniques et, pour ce faire, à une int erdisc ipl in ar i té sél ec tive de ce champ. Par contrecoup, ce processus conduit à la marginalisation proportionnelle des sci ences h umain es et sociales, des humanités, des Lettres et de s Arts, considérés comme moins rentables et inadaptés au marché de l’emploi et dont le mode de fonctionnement est en co re isol é et peu en réseau. Un tel déséquilibre entre les ch amps disc ipl inaires et e ntre le s cul tures de genres correspondants ne
peut que conduire à la régression de la culture humaniste et de sa transmission aux nouvelles générations.
Ce passi f int erdisc ipl inaire se cristallise sur la formation des enseignants : la majorité des professeurs des écoles provi ent du deuxième champ disciplinaire préci té. Par aill eurs, la professi onnal isati on des enseignants nécessite le recours aux sc iences de l’éducation, psychopédagogie et didactique , dont l ‘aveni r e st égal ement menacé.
Martine Boudet
et Florence St-Luc