Le vote de la loi sur les retraites en dépit d’une opposition populaire sans précédent n’y changera rien : la décomposition du régime poursuit son cours inexorablement. Pour preuve, le feuilleton tragi-comique des querelles de succession à la tête du gouvernement, la pléthore des malversations qui continue de s’égrener. Ainsi, E. Woerth ministre du Travail a réussi à faire passer sa réforme sans avoir à rendre compte des accusations dont il est l’objet dans l’affaire Bettencourt. L’Elysée est talonné par les médias qui portent plainte à l’encontre de délits d’espionnage, son locataire par le juge qui enquête sur les responsabilités de l’équipe de campagne du candidat Balladur dans l’attentat de Karachi. Il est bien vrai que son prédécesseur s’en tire quant à lui à bon compte, dans l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris.  Avec la tentative d’OPA menée par le trio Sarkozy sur le système de santé, on peut légitimement nourrir des inquiétudes sur son avenir. En conclusion, l’Etat social et l’Etat de droit se fissurent à grande vitesse sous les coups d’une oligarchie qui cherche à privatiser la chose publique en toute impunité[1].

L’échec ponctuel de la mobilisation sur le dossier des retraites fait suite à d’autres, dont celle du monde universitaire et enseignant face au dispositif des réformes dans ce secteur.  Il importe donc d’envisager la suite sous un angle plus global, celui de la défense des droits démocratiques. Pour exemple, en Italie, le berlusconisme est progressivement lâché par ses alliés catholiques et de droite et l’on parle de recourir à des élections anticipées. Le néo-libéralisme autoritaire apparaît dans ces deux cas comme l’hégémonie d’une caste parasite, qui  exploite sans vergogne les mécanismes et les effets de la crise systémique sur les peuples.

La recomposition républicaine en gestation ne pourra pas faire l’économie d’un examen de conscience sur les limites et lacunes qu’ont récupérées les équipes dirigeantes, au cours des dernières mandatures. La démocratie directe et authentiquement participative et agissante fait heureusement partie des nouveaux concepts opératoires. A l’heure des réseaux de citoyens en ligne et des médias alternatifs, il n’est plus possible de déléguer aveuglément ses pouvoirs à des élus en soi faillibles, le contrôle de la gestion des affaires publiques s’impose comme l’a montré l’interpellation faite aux parlementaires sur leurs régimes spécifiques de retraites, indûment privilégiés.

La démocratisation des rouages de la Fonction publique et le refus des corporatismes,  singulièrement dans l’Education nationale, apparaissent comme un autre impératif de citoyenneté. La facilité de la mise en place du dispositif des contre-réformes s’explique à la fois par l’existence d’une hiérarchie à la botte de l’exécutif et par l’immobilisme de corporations qui sont certes dans l’opposition syndicale mais qui se suffisent au demeurant d’un statut d’exécutant de leur application. Seule actuellement, une minorité de professeurs en désobéissance préconise des pistes alternatives de remédiation aux problèmes sociétaux que doit gérer le système d’éducation.

Au-delà, le sarkozysme ne fait qu’achever une tendance dominante au refus de la multiculturalité pourtant de fait dans le pays, fruit de l’histoire des régions et des anciennes colonies ; en témoigne le caractère étrangement monocolore des manifestations de rue, tenues à l’écart des communautés d’immigrés dont les modes d’expression juvéniles sont souvent limités à la violence protestataire. Alors que les USA ont mis au pouvoir un métis héritier des combats pour les droits civiques des minorités ethniques, le pouvoir français continue d’exploiter la vieille ficelle de l’étranger bouc-émissaire. Entre autres observateurs étrangers du déclin paroxystique des institutions de la 5e république, Achille Mbembe apporte un regard intéressant sur le risque de provincialisation du pays :

« Pourquoi, en ce siècle dit de l’unification du monde sous l’emprise de la globalisation des marchés financiers, des flux culturels et du brassage des populations, le France s’obstine-t-elle à ne pas penser de manière critique la postcolonie, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’histoire de sa présence au monde et l’histoire de la présence du monde en son sein aussi bien avant, pendant, qu’après l’Empire ? Quelles sont les conséquences politiques, intellectuelles et culturelles de cette crispation et que nous dit-elle au sujet des limites du modèle républicain et de sa prétention à symboliser une manière d’universalisme ? Quelles sont les conditions intellectuelles qui pourraient faire en sorte que le vieil universalisme abstrait à la française fasse place à cette alternative que l’on n’a cessé de refouler : celle d’une nation véritablement cosmopolite, capable de poser en des termes inédits et pour le compte du monde dans son ensemble la question de la démocratie à venir ? » [2]
Poser cette problématique permet d’apporter des éléments de réponse qui tombent en fait sous le sens. Le peuple, de gauche comme de droite, doit faire un travail de deuil narcissique à l’égard de la puissance passée, patriarcale et néo-coloniale. A défaut de quoi le maintien anachronique de stratégies ego-ethnocentrées conduit désormais à des pertes significatives en matière d’acquis civilisationnels. N’en déplaise aux thuriféraires d’une identité nationale figée, est bien réelle la régression de la langue française dans ses statuts à la fois scientifique, culturel, littéraire, communicationnel, scolaire…D’une manière générale, les humanités et les sciences humaines et sociales sont rapidement laminées, du fait de l’instrumentalisation abusive par l’appareil d’Etat des sciences, techniques et de l’ économie, du fait de l’insuffisance également du recours à la seule laïcité, comme remède à tous les maux. La promotion d’une francophonie des régions, des peuples et de progrès est l’un des recours stratégiques, sur lequel reconstruire des appartenances linguistico-culturelles et des humanités plurielles et en phase avec la mondialisation. A rebours des démarches d’ « assimilation » et d’ « intégration » d’individus isolés et déculturés, en souffrance citoyenne de ce fait, il s’agit de dialoguer avec les peuples et les diasporas et de prendre en compte l’expression et la représentation médiatisées des minorités culturelles et des phénomènes inter-subjectifs engendrés de ce fait.

      « Entreprise d’expression, capacité de se donner une voix et un visage, la démocratie est, fondamentalement, une pratique de la représentation –une prise de distance par rapport à autrui aux fins d’imagination de soi, d’expression de soi et de partage, dans l’espace public, de cette imagination et des formes que prend cette expression. De ce point de vue, l’on peut difficilement prétendre que l’idéal français d’humanité civique s’est accompli alors même qu’une partie de ses citoyens sont littéralement exclus de la part d’estime publique que nous dispensons quotidiennement (…) La reconnaissance des différences n’est guère incompatible avec le principe d’une société démocratique. Une telle reconnaissance ne signifie pas non plus que la société fonctionne désormais sans idées et croyances communes. En fait, cette reconnaissance constitue un préalable à ce que ces idées et ces croyances soient véritablement partagées. » [3]

Pour conclure, Il s’avère important de relayer la mobilisation sociale par la politisation des enjeux éco-culturels, sur le modèle guadeloupéen du Lyannaj. Deux enjeux de démocratie interculturelle se dessinent ainsi : celui de la construction de sociétés créoles au Sud, cosmopolites au Nord.

Martine Boudet


[1]           Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Le président des riches (La Découverte, 2010)

[2]           Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit (essai sur l’Afrique décolonisée), p. 93,  La Découverte, 2010.

[3]           Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit (essai sur l’Afrique décolonisée), p. 115-117,  La Découverte, 2010.

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