« La première [des violences], mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. »
Dom Helder Camara
Archevêque de Recife (1909-1999)
« Ayant […] solennellement dégradé Frère Bernard Délicieux de l’Ordre des Mineurs, […] nous lui avons finalement assigné le Mur strict […] . »
Sentence inquisitoriale contre Bernard Délicieux
8 déc. 1319
Au mois de mars dernier vient d’être élu, à la surprise générale, un nouveau pape venu d’Amérique latine, un continent qui essaie de vaincre la pauvreté séculaire engendrée par la colonisation européenne d’une part et par l’oppression d’un système économique injuste d’autre part, un système dénoncé au siècle dernier dans le monde entier par Dom Helder Camara, l’archevêque « rouge » de Recife… qui ne fut jamais nommé cardinal, et pour cause !
Or ce nouveau pape vient justement de prendre le prénom de François pour son pontificat, en référence à François d’Assise, qui passa sa vie à fustiger les riches bourgeois de sa ville et à tout donner aux pauvres, à vivre dans la simplicité, à respecter la nature et sa diversité, à tel point que certains en font le premier des écologistes…
François d’Assise, dont la mère était d’origine occitane, fonda l’ordre des Franciscains auxquels il donna une règle stricte de vie correspondant à ces valeurs. Mais après sa disparition, son ordre se divisa en deux tendances : ceux qui voulaient suivre sa règle… et rien que sa règle ! Puis ceux qui voulaient la faire évoluer vers plus de « confort »…
Parmi les premiers, nous connaissons le moine occitan Bernard Délicieux, grand pourfendeur de l’inquisition au début du 14e siècle. Voici donc son histoire.
Ce samedi 8 décembre 1319, le moine franciscain Bernard Délicieux est condamné par l’Inquisition à la prison perpétuelle, pour s’être rebellé contre les inquisiteurs et contre le roi de France … et aussi pour avoir « eu, tenu et lu en toutes ses parties un petit livre de magie noire […] qui contient plusieurs signes cabalistiques, plusieurs noms de démons, la manière de les invoquer et de leur offrir des sacrifices, de faire tomber par eux et leur concours des maisons et des forteresses, de faire chavirer les bateaux en mer, d’avoir la faveur des grands et d’autres, et le don de se faire croire et écouter des uns et des autres, d’avoir des femmes en mariage ou en rapports amoureux; de causer la cécité, la fracture des membres et autres infirmités, et la mort, à des personnes présentes ou absentes, par le moyen de figurines ou autres actes magiques, et de faire beaucoup d’autres maléfices […] ». (1)
Le jour même, Bernard est conduit sur la place du marché de Carcassonne pour y être dégradé: « Nous t’enlevons cet habit de clerc et te déposons de tout ordre sacerdotal ou autre, te dégradons, te dépouillons et te privons de tout honneur et privilège clérical ». Après quoi il sera enfermé au « Mur strict qui est situé entre la Cité de Carcassonne et le fleuve de l’Aude pour qu’il y fasse à perpétuité pénitence de ses méfaits aux fers, au pain et à l’eau. »
Ainsi 110 ans après le début de l’invasion du Comté de Toulouse par les croisés français, et 90 ans après le fameux traité de Paris qui annexait à terme cette terre occitane, l’Inquisition pontificale créée en 1232 sévissait toujours et avec autant d’ardeur contre tout contestataire de l’ordre établi – religieux et politique – par la force des armes et les flammes des bûchers.
Alors qui était Bernard Délicieux et que lui reprochait-on en vérité?
L’affaire du couvent de Carcassonne
Bernard Délicieux naquit en 1260 à Montpellier, qui dépendait du roi de Majorque. Il entra en 1284 dans l’Ordre des Franciscains après ses études dans sa ville natale et après un séjour chez les frères de Saint-François à Béziers. Là il sera influencé par Pierre Olieu (1248-1298), qui fut lecteur (2) au couvent de Montpellier en 1288 et qui prit la direction des « Spirituels » après leur séparation d’avec les « Conventuels » dans l’Ordre franciscain. En effet, contrairement à ces derniers, les premiers étaient partisans du respect absolu de la règle primitive établie par Saint-François d’Assise: ils prônaient le renoncement à toute richesse pour leur ordre et condamnaient la Rome papale considérée comme la Babylone de l’Apocalypse! … C’est peut-être ce qui les rapprochait un peu des « Bons Chrétiens » cathares.
Béziers
Tous ses habitants furent massacrés en juillet 1209 par les croisés français pour faire un exemple, afin que les autres villes et castra du Comté de Toulouse n’offrent aucune résistance aux armées de la Croisade.
Or voici qu’un beau matin de juin 1300, l’inquisiteur dominicain Nicolas d’Abbeville vient frapper à la porte du couvent franciscain dans le faubourg de Carcassonne. A Bernard Raymond, frère gardien des lieux, il ordonne de le laisser entrer au nom du pape Boniface VIII. Mais la porte reste close. Devant l’insistance et les menaces de l’inquisiteur, on fait appel au frère Bernard Délicieux, lecteur des Spirituels de Carcassonne: résister à l’inquisiteur, c’est s’opposer au pape, donc se rendre coupable d’hérésie!
D’autant plus que Nicolas d’Abbeville explique qu’il vient vérifier si un certain Castel Fabri, riche bourgeois de la ville et ancien saunier royal mort en 1278, et accusé d’avoir fréquenté des « hérétiques » à la fin de sa vie, est bien enterré dans le couvent. Auquel cas tous les Franciscains pourraient être à leur tour passibles d’un procès de l’inquisition avec toutes les conséquences que l’on sait pour chacun d’eux et pour leur communauté.
Bernard Délicieux répond alors, sans laisser entrer l’inquisiteur, qu’il a effectivement bien connu Castel Fabri comme un homme charitable et honnête qui est mort dans leur couvent comme un très bon catholique! Et s’il doit y avoir un procès en hérésie contre ce Carcassonnais, Bernard s’offre comme avocat de cette cause. Malgré diverses démarches les jours suivants, l’inquisition refusera systématiquement de l’entendre. Qu’importe! Bernard est une force de l’éloquence et de la persuasion. Il sait entraîner les foules mais aussi les calmer quand c’est nécessaire. Il connaît l’état d’oppression, où vivent depuis près d’un siècle les gens de la « lingua occitana », son pays colonisé et persécuté à Toulouse, à Albi ou à Carcassonne. Alors il va combattre jusqu’au bout, seul s’il le faut…
Une insurrection larvée et récurrente
Ce couvent des Franciscains est depuis longtemps le rendez-vous des « comploteurs » carcassonnais contre les inquisiteurs dominicains. En 1282, un inquisiteur français, sans doute trop zélé et sans aucun doute très répressif, va se lancer dans une procédure pour hérésie contre un bon millier d’habitants du Carcassonnais, du Cabardès et du Minervois. Jean Duvernoy, historien du Catharisme et traducteur des registres de l’inquisition, en a dénombré 890 sur le seul fragment qui nous soit parvenu à ce jour.
Sont mis en cause des notaires, des médecins, des avocats, les consuls de Carcassonne, les châtelains de Cabaret et leurs sergents, un procureur royal, le viguier du bourg, de simples habitants de ces régions… et même de nombreux ecclésiastiques, évêques, archidiacres, chanoines, curés… et encore le comte de Foix, le vicomte de Lautrec, Jourdain de Saissac avec toute sa famille, le vicomte de Minerve et son épouse Blanche de Termes, le maréchal de Lévis-Mirepoix, et maints autres seigneurs et bayles… Bref tout un large échantillon de la population de l’ancienne vicomté de Trencavel et de l’ancien comté de Toulouse…
Si les inquisiteurs se livrent à tant d’arrestations et d’emprisonnements pour « hérésie » surtout chez des gens aisés, c’est, au-delà de questions doctrinales, aussi pour récupérer les biens des condamnés. N’oublions pas en effet que tous les biens d’un hérétique condamné sont systématiquement confisqués; sa famille et ses héritiers ne peuvent en aucun cas les réclamer…
Autant dire que les réactions vont être vives contre l’inquisiteur Jean Galand. Dans une lettre qu’ils lui adressent en 1285, avec copie au pape, au roi et au prieur des Dominicains de Paris, les consuls dénoncent les abus de l’inquisition, et en particulier la torture, les supplices divers, les conditions de vie ignobles que subissent les emprisonnés au Mur de Carcassonne:
« Vous arrêtez des personnes de bonne réputation et de famille catholique de toute ancienneté, sans citation préalable. Vous les retenez prisonnières dans un cachot rigoureux et épouvantable jusqu’à ce qu’elles avouent, tant par la crainte de la torture et du cachot, que par la grâce qui leur est promise pour la pénitence à leur infliger… Ces aveux, quand ils sont libérés du cachot et de la torture, presque tous proclament et disent qu’ils les ont faits par peur de la torture. De cette torture et de ce cachot plusieurs sont morts qui n’étaient pas coupables…
Contre l’usage et la manière habituelle de vos prédécesseurs, vous avez fait une prison, qu’on appelle le Mur, et qu’il vaudrait mieux appeler l’enfer. Vous y avez construit de petites pièces pour torturer et maltraiter les gens. Il en est qui sont si obscures et sans air, que ceux qui y sont ne peuvent discerner si c’est la nuit ou le jour: ils y manquent en permanence d’air et totalement de lumière. Dans d’autres cellules les malheureux restent aux fers, et ne peuvent bouger. Ils font et urinent sous eux, et ne peuvent se coucher que sur le dos sur la terre froide, et ils restent longtemps dans ce supplice, nuit et jour. Dans les autres endroits de la prison, non seulement on manque d’air et de lumière, mais aussi de nourriture, sauf le pain et l’eau de douleur qui ne sont donnés que rarement.
Certains sont mis au chevalet; beaucoup d’entre eux perdent l’usage de leurs membres par la dureté de la torture et sont rendus entièrement impotents. Il en est qui, ne pouvant supporter la douleur, mettent fin à leurs jours… »
Alors les inquisiteurs vont répliquer rapidement contre les consuls et divers hommes de droit, en montant de toute pièce une vague affaire de complot qui aurait eu lieu en 1283 ou 1284 et qui aurait consisté à voler les archives de l’inquisition où étaient consignés les noms de tous les suspects d’hérésie.
Carcassonne
Or durant l’été 1285, le roi Philippe-le-Hardi devait passer par Carcassonne lors de sa croisade contre l’Aragon, où d’ailleurs il perdit la vie. L’inquisiteur Jean Galand , redoutant sans doute la rencontre avec le roi suite à la lettre des consuls, part pour Albi avec deux prétendus témoins à charge du fameux complot. Avec l’évêque Bernard de Castanet, ils vont se livrer à un interrogatoire « bidon », mais apparemment sans résultat bien convaincant.
Toujours est-il qu’en février 1286, Galand passe la main à un nouvel inquisiteur qui n’inquiètera pas trop les Carcassonnais. Ce qui n’est pas le cas pour les gens d’Albi, où Bernard de Castanet va sévir sans retenue.
Le moine « rouge » et la « fleur de lys »
Devant les excès et les menaces de plus en plus pressantes des inquisiteurs, Bernard Délicieux entreprend un long voyage en compagnie de gens d’Albi et de Carcassonne, pour rencontrer le roi Philippe-le-Bel à Senlis et lui expliquer les exactions et les violences de l’inquisition. « Les inquisiteurs sont des vautours qui saignent le Languedoc, dit-il au roi. Alors qu’il n’y a plus de cathares, ils condamnent comme hérétiques qui bon leur semble, afin de spolier mes compatriotes. Non contents de brûler et d’emmurer, ils violent. Sire, demandez au pape de délivrer mon pays de leur joug. »
Bernard Délicieux devant les inquisiteurs
(tableau de J-P. Laurens en 1887 – musée des Augustins Toulouse)
Il faut dire ici que, si la papauté et la monarchie capétienne ont agi ensemble pour soumettre le Comté occitan de Toulouse au début du XIIIe siècle, les choses sont un peu différentes au XIVe siècle. La papauté cherche à imposer sa primauté sur tous les hommes de la Terre, y compris sur les rois, à tel point qu’en Langue d’Oc par exemple, l’église tend à faire de cette terre nouvellement conquise par Paris un fief du pouvoir romain au détriment de la monarchie française. De plus, l’inquisition dominicaine provoque des réactions telles, que ces contrées occitanes sont dans l’insurrection permanente, ce qui inquiète fort le pouvoir royal. C’est ce qu’a très bien compris notre franciscain… et il va s’en servir.
Dans une lettre datée du 8 décembre 1301, le roi écrit alors à l’évêque de Toulouse pour demander la révocation de l’inquisiteur Foulques de Saint-Georges: « Quand son devoir était d’extirper les erreurs et les vices, il ne s’est employé qu’à les entretenir; sous le couvert d’une répression licite, il a osé des choses complètement illicites; sous l’apparence de la piété, des choses impies et tout à fait inhumaines; enfin, sous ce prétexte qu’il avait à défendre la foi catholique, il a commis des forfaits horribles, exécrables. »
Cependant les dominicains refusent de s’exécuter et Philippe-le-Bel écrira de nouveau: « Votre prudence circonspecte aurait dû s’abstenir de nous donner en cette occasion un conseil qui ne lui était pas demandé! »
Et devant l’obstination des Frères Prêcheurs, le roi fort en colère écrit aux sénéchaux de Toulouse, Carcassonne et Agen pour leur ordonner de s’emparer des prisonniers de l’inquisition, d’interdire à Foulques ses poursuites et de supprimer ses gages. Ainsi les populations opprimées vont pouvoir respirer pour un temps ! Si Bernard Délicieux est satisfait de son ambassade auprès du roi contre l’inquisition, il reste à juste titre très prudent pour la suite…
En effet, si l’inquisition va dans un premier temps modérer son action envers les suspects d’hérésie, les personnes condamnées restent condamnées. A Albi les délégués de la commune qui ont suivi Bernard à Paris sont acclamés à leur retour. Et à partir de là, les gens vont s’éloigner de plus en plus des services de l’église. En décembre 1302, des dominicains qui viennent prêcher dans les églises de Saint-Salvi et de Sainte-Martianne, sont accueillis par des huées et des menaces de mort… A Carcassonne l’ancien inquisiteur est remplacé par Geoffroi d’Ablis qui va relancer les arrestations, mais ses condamnations à mort ne seront pas exécutées.
Quant à Bernard Délicieux, il se rend à Cordes où des suspects sont de nouveau inquiétés. Il entretient l’agitation dans tout le pays: à Caunes, Grasse, Gaillac, Rabastens. Partout il monte en chaire: « Bourgeois et manants, présentement vous vivez en paix. On vous en félicite. Mais écoutez celui qui vient de Carcassonne et d’Albi. Là-bas sévit la persécution la plus acharnée. Des entrailles de la terre, la voix de vos frères s’élève pour vous raconter les tortures qu’on leur fait endurer. Venez-leur en aide comme la charité vous le commande, comme l’intérêt vous le conseille. Délivrons l’Albigeois cruellement opprimé. » Partout on donne alors de l’argent à Bernard pour aider les familles des emmurés.
Le 3 août 1303 notre franciscain rebelle fait annoncer par le crieur public qu’il prêchera le lendemain au couvent des Mineurs de Carcassonne: « Que demain dimanche une ou deux personnes de chaque maison se rendent au cloître des Frères Mineurs pour l’honneur de Dieu, l’utilité de la ville de Carcassonne et de tout le pays de la langue d’Oc… »
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La nuit du 4 août … 1303
Donc au jour dit, la foule des Carcassonnais écoute le discours enflammé de Bernard contre les inquisiteurs, contre le pape et contre les agents royaux. Il termine par cette histoire sous forme de parabole: « Qu’avons-nous maintenant à faire? Ce que firent les béliers au temps où les bêtes parlaient. Il y avait un grand troupeau de béliers dans une vaste et riche prairie qu’arrosaient des ruisseaux aux ondes limpides, et chaque jour venaient de la ville voisine des bourreaux qui enlevaient dans la prairie un ou deux béliers. Voyant donc chaque jour diminuer leur nombre, les béliers se dirent entre eux: Ces bourreaux nous écorchent pour vendre notre peau et manger notre chair, et nous n’avons ni maître ni protecteur qui nous défende. Mais notre front n’est-il pas armé de cornes? Dressons-nous donc tous à la fois contre nos bourreaux, frappons-les de nos cornes et nous les chasserons de la prairie, et nous aurons sauvé nos vies et celle des nôtres. C’est ce qu’ils firent. »
Aussitôt après c’est l’insurrection: dans la nuit du 4 août, on détruit et on brûle les maisons des collaborateurs de l’inquisition, on délivre les emmurés, on arrache les emblèmes royaux. Le texte de Bernard Délicieux est recopié par des volontaires et distribué dans la ville… Des renforts viennent même d’Albi et de Limoux pour participer à cette petite révolution à la fois patriotique et « républicaine » contre le roi et l’église.
En janvier 1304 Philippe-le-Bel arrive à Carcassonne, persuadé que ces soulèvements contre l’inquisition lui sont favorables dans ses différents personnels avec l’église. Mais il se trompe. D’ailleurs Elie Patris, le dirigeant laïc de l’insurrection et compagnon de Bernard Délicieux, interpelle le roi en ces termes: « Roi de France détournez-vous. Contemplez cette misérable ville qu’on traite si durement. Et souvenez-vous de mes paroles: si vous ne voulez pas défendre les bonnes gens de Carcassonne contre l’inquisition, ceux-ci ne seront plus tenus envers vous à aucune fidélité et chercheront un autre suzerain. »
Quelque temps après, Philippe-le-Bel change de politique envers les révoltés du Languedoc. Bernard Délicieux est arrêté à Paris. A Carcassonne seize citoyens sont pendus, dont plusieurs consuls, le 29 août 1305. Les franchises sont supprimées. Quarante personnes sont pendues aussi à Limoux, les ligues interdites ainsi que la collecte de fonds pour combattre l’inquisition.
L’occitan Bertran de Got est élu pape sous le nom de Clément V: il va transférer le siège de la papauté de Rome à Avignon. Il fait libérer Bernard Délicieux, mais sa politique vis-à-vis de l’inquisition sera toujours ambigüe. Celle-ci, soutenue maintenant par Philippe-le-Bel qui a besoin d’argent, relève la tête. En 1310 Bernard est interdit de séjour à Carcassonne par le sénéchal et il se réfugie chez les Frères Mineurs de Béziers. En 1314 après l’affaire des Templiers, Philippe-le-Bel et Clément V disparaissent.
Avignon
Le martyre de Bernard
Voici donc notre moine révolutionnaire en 1318 dans le couvent de Béziers où il a séjourné dans sa jeunesse et où il va se retrouver en pleine révolte des « Spirituels » contre une partie de leur ordre qui tend à s’enrichir et à trahir ainsi la règle de pauvreté instituée par leur fondateur Saint-François.
Déjà à la fin du 13e siècle, le franciscain narbonnais Pierre Déjean-Olieu avait dénoncé cette déviance et le pape avait jugé ses livres hérétiques. Mort en 1298, sa dépouille fut déterrée et brûlée par l’inquisition! Mais très vite des groupes de moines franciscains et des laïcs s’étaient constitués du Languedoc à l’Aquitaine et ont donné naissance aux « Spirituels » qu’on nomme aussi Béguins ou Frères du Libre Esprit. Un concile tenu en 1311 les condamnera, tant il est vrai que pour l’Église, s’en prendre aux riches est une hérésie.
Une fois de plus, Bernard Délicieux reprend son bâton de pèlerin révolutionnaire et part pour Avignon demander au pape Jean XXII la levée de cette condamnation. Mais celui-ci le fait aussitôt arrêter et charge deux évêques français d’engager une instruction à son encontre.
Un procès s’ouvrira à Toulouse durant l’été 1319, puis à Castelnaudary. Quels sont les motifs de l’inculpation? Tout d’abord, d’avoir soulevé le peuple dans sa lutte contre l’inquisition, ce qu’il ne nie pas. Ensuite une prétendue conspiration contre le roi de France. Et enfin le plus cocasse: l’empoisonnement du pape Benoît XI, auquel il aurait envoyé un coffret rempli de potions magiques empoisonnées!…
Il sera jugé par Jacques Fournier, évêque de Pamiers et futur pape Benoît XII, dont on connaît le professionnalisme en la matière et le souci du détail dans les interrogatoires, qu’il faisait noter scrupuleusement par un notaire de Mirepoix Guillaume Peyre-Barthe. Celui-là même qui consigna les procès de Béatrice de Planissoles ou celui de Sicre et Bélibaste.
On y lit ainsi que des dominicains ont eux-mêmes dénoncé à leurs supérieurs les dérives des inquisiteurs, que des accusations reposaient sur des mensonges grossiers, que des documents originaux ont été falsifiés, que des agents royaux ont menti sur le prétendu complot contre le roi… et qu’enfin surtout Bernard Délicieux a subi la torture, mais qu’il n’en est rien sorti.
Les trois chefs d’accusation: l’assassinat de Benoît XI, la trahison envers le roi de France et la sorcellerie, « pouvaient valoir la mort à l’accusé », comme l’explique Jean Duvernoy. Mais au final, Jacques Fournier en fit « une modeste affaire d’hérésie par entrave à l’Inquisition ». Bernard est donc condamné seulement, pourrait-on dire, au Mur, c’est-à-dire à la prison à vie, les fers aux pieds, du pain et de l’eau comme seule nourriture… autrement dit un supplice ignoble avec la mort assurée en peu de temps, comme on a pu le lire plus haut dans la lettre des Carcassonnais au roi et au pape sur la condition des emmurés.
Jacques Fournier émit cependant une réserve en laissant au pape la possibilité d’adoucir la peine « en ce qui concerne les fers et la diète ». Mais celui-ci sera implacable, comme on peut le lire dans une note en marge du jugement: « Le Très-Saint-Père le pape Jean XXII […] dit qu’il révoquait entièrement cette réserve d’adoucissement, ordonnant que pour ce même Bernard Délicieux la vigueur de la sentence rendue et de la pénitence soit intégralement respectée ».
Ainsi Bernard Délicieux rendra l’âme durant les fêtes de Pâques 1320, soit dix ans après la mort du Parfait cathare de la dernière église du Toulousain et du Bas-Quercy, Pierre Autier monté sur le bûcher de Toulouse le 10 avril 1310.
Jòrdi LABOUYSSE
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Pour en savoir plus
- Alan Friedlander, « Bernard Délicieux, le « marteau des inquisiteurs » », dans Heresis, 34, 2001, p. 9-34 .
- Alan Friedlander, The Hammer of the Inquisitors : Brother Bernard Delicieux and the Struggle Against the Inquisition in Fourteenth-Century France, Leyde, Boston : Brill (Cultures, beliefs and traditions, 9), 2000.
- Alan Friedlander, Processus Bernardi Delitiosi : the Trial of Fr. Bernard Délicieux, 3 september-8 december 1319, Philadelphie : American Philosophical Society (Transactions of the American Philosophical Society, vol. 86, part 1), 1996 [édition des actes du procès, en latin médiéval]
- Jean Duvernoy (trad.), Le procès de Bernard Délicieux – 1319, Toulouse 2001, Le Pérégrinateur Éditeur [traduction des actes latins du procès publiés par Alan Friedlander]
- Jean-Louis Biget, Autour de Bernard Délicieux. Franciscains et société en Languedoc entre 1295 et 1330, in « Mouvements Franciscains et société française. XIIIe-XXe siècle », André Vauchez dir, Paris, Beauchesne, 1984.
- Barthélemy Hauréau, Bernard Délicieux et l’Inquisition albigeoise, 1300-1320, préface et traduction des pièces justificatives de Jean Duvernoy (reprint de l’édition Hachette de 1877), Loubatières, Toulouse, 1992.
- M. Jouve, Vie hérétique de Bernard Délicieux, 1931
Une politique de la terreur : l’évêque d’Albi Bernard de Castanet (v. 1240-1317) et l’Inquisition », dans Les inquisiteurs. Portraits de défenseurs de la foi en Languedoc (XIIIe-XIVe s.), dir. L. Albaret, Toulouse : Privat, 2001.
1– « Livre des sentences de l’Inquisition de Toulouse », traduit par Jean Duvernoy.
2– Lecteur : un professeur qui lit d’abord un texte avant de l’expliquer.