Un débat international

Couverte par les débats de la campagne présidentielle, la polémique autour du génocide arménien a cependant réouvert des plaies qui sont loin d’être refermées. Le génoc ide arménien es t reconnu par le Parlement français depuis 2001.

Cependant le projet de loi pénalisant le négationnisme envers tous les génocides a non seulement été dénoncé au nom d’une certaine conception de la “ liberté d’expression” , mais, notamment dans l’extrême-droite et dans les a ssocia tions turques de France instrumentalisées par le gouvernement de Recep Erdogan, a fa it renaître la remise en cause de la réalité même du génocide de 1915.

Oui, il y a bien des cadavres dans nos pla cards, et les tenants de l’État-Nation autiste mobilisent et lobbyisent pour les cacher sous un voile pudique, et pour défendre la toute-puissance des États contre les peuples, les vérités officielles contre les réalités humaines. Ne pas refuser l’Histoire : une nécessité pour l’Europe À la fin du XIX° et au début du XX° siècle, les massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman sont récurrents (ceux des années 1890 sont dénoncés par les opinions pub liques européennes, J aurès en tête).

Le mouvement des Jeunes- Turcs, qui veut réformer l’Empire, reçoit l’appui des minorités. Mais l’espoir d’émancipation est bien vite déçu : l’ultra-na tiona lisme des Jeunes-Turcs conduira, comme une machine infernale, à l’explosion du génocide de 1915-1917.

Dans les années 20, la montée en puissance militaire et politiques du Khémalisme débouche sur l’instaurat ion d’une république turque “ethniquement homogène” : les Grecs sont expulsés, les Arméniens massacrés, grand marché… La même angoisseles saisit lorsqu’il s’agit d’avoir avec le gouvernement de Pékin une attitude autre que la servilité et de soutenir les Tibétains ou de défendre les droits de l’homme en Chine.) – d’autre part, le Front National et apparentés de Jean-Marie le Pen à Bruno Gollnisch. On a, dans cette mouvance, vertement condamné le fait que ce “détail” de l’Histoire vienne pertuber la bonne marche des États-Nations… Cela au nom, parfois, de la “liberté des historiens”.

Qu’une nébuleuse proche du néga t ionnisme sur la Shoah invoque “la liberté des historiens” est somme toute logique. Ce qui l’est moins, et appelle à la réflexion, c’es t qu’un collect if d’historiens ait utilisé les mêmes arguments. Deux grands intellectuels s ’illustrent dans ce combat douteux. L’un est Robert Badinter, qu’on ava it connu plus inspir é quand il était aux affaires ; pour lui, seul compte le juridisme : la S hoah ay ant été condamnée à Nuremberg par un tribunal interna tiona l, on peut pénalis er sa négat ion, et cela seul peut avoir force de loi ; les autres génocides sont en quelque sorte des “détails”, pour lui aussi…

L’autre est l’historien et essayiste Pierre Nora. Le personnage a un côté clair : il a publié de nombreux auteurs importants au cours des décennies, de Foucault à Leroy-Ladurie ; et un côté sombre : dans ses ouvrages, son indulgence pour les oppressions coloniales et sa tendance à disqualifier les mouvements populaires sont bien connues. On a pu lir e, ces dernières années, sous des plumes multiples, qu’il faut “stopper l’inflation des lois mémorielles”. Cet adjectif sert de fourre-tout. Une loi mémorielle est celle qui organise officiellement la mémoire historique : la célébration du 14 juillet , du 8 mai…

La loiTaubira, tout-à-fait légitime dans son principe, et qui a trait à l’actualisation et à l’étude de la mémoire de l’esclavage, est aussi une loi mémorielle. Les lois sur les génocides s’en distinguent radicalement : leur objet n’est pas la “mémoire” d’un drame éloigné dans le temps, mais la “justice” à rendre à des familles, à une communauté, à la communauté internationale tout ent ière. Ici les victimes ou descendants de vict imes sont repérables, le trauma tisme collect if encore très v iv ant. Génocide des Juifs, des Tsiganes, des Arméniens, génocide du Rwanda : leur r épar at ion concerne les descendants des victimes, mais aussi tous les peuples.

À qui “appartient” l’Histoire ?

Concernant le génocide arménien, on a beaucoup entendu que “cela ne concerne pas le Parlement ni l’opinion, mais seulement les historiens…” “Dire l’Histoire (…) appartient aux historiens et à eux s e u l s ” martèle Badinter… Prétent ion totalisante pour ne pas dire totalitaire, mise en cause depuis longtemps par un Foucault , un Bourdieu ou à sa façon bien à lui par le Sous-Commandant Marcos au Chiapas qui relie praxis, utopie et émergence historique des peuples indiens…

Les historiens ne “disent” pas l’histoire au sens d’un diktat, mais ils peuvent la “dire” au sens de prononcer, de révéler, ce que les intuitions profondes de leur temps sont en train de désenfouir…

Deux remarques :

– La grande majorité des historiens est depuis longtemps d’accord pour c onsidér er la trag édie de 19 15 c omme un génocide, c’est -à-dire comme la volonté délibérée d’éliminer un peuple, pour le punir d’exister et pour s’emparer de son territoire. La discussion n’est pas “entre les historiens”, comme la grandepresse a cru bon de le dire, elle est avec le gouvernement turc et une partie de son opinion publique ; le blocag e n’a rien à voir av ec la recherche historique, il est uniquement d’ordre politique.

– Certains historiens ont signé des pétitions telles que “Pour la liberté de l’Histoire” plus par réflexe corpora tis te que par véritable r éflexion. Ces pét itions s emblent refuser le débat public sur l’histoire hors de la tour d’ivoire de la corporation… Non, les historiens professionnels ne sont pas “propriétaires” de l’histoire, pas plus que les politiques .

L’His toire, comme la culture, est une production autonome, mais qui doit abs olument déboucher sur un “espace de partage”. Loin des replis cor poratifs, la recherche a vocation à enrichir la connaissance, la compréhension, et le débat, au sein de cet “intellectuel collectif” tel que le définissait Gramsci. La Mémoire des Peuples : du refoulé au constructif De nombreux pays dans le monde ont reconnu le génocide arménien, et dans certains, le déni en est pénalis é, c omme le déni de la Shoah.

Si la France avance sur ce dossier, le traumatisme des descendants des victimes, dans la diaspora comme en République d’Arménie, en s era apaisé. C’est auss i l’intérêt de la Turquie dont la faute historique non reconnue, et de ce fait enfouie et tétanisante, handicape la société turque tout entière.

Peut -être que, parce que les gens que nous côtoyons sont plus près de Marseille (où vit un grand nombre de nos compatriotes d’origine arménienne) que de Paris, et sont plus près des réalités du terrain que des États-Majors politiques, nous sommes portés à privilégier sur cette question la voixdes peuples et les réalités humaines. Nous l’assumons pleinement.

Ouvrir le coffre – ou le cercueil – fermé à double tour où les États- Nations psycho-rigides ont enfermé la mémoire des peuples, est nécessair e non s eulement pour la démocratie, mais aussi, paradoxalement, par le passage du refoulé au connu, pour l’apaisement des tensions entre les communautés. Dans une Europe où tous les États ont opté pour un système fédéral, pour des autonomies, pour des Dévolutions, pour des régionalisations poussées – qui permettent aux s ociétés civ iles de mieux respirer –, la France et la Turquie sont les seules à garder un centralisme négateur des différences. Avec une his toire différente, et toutes proportions gardées.

Néanmoins, après nous être penchés sur l’histoire de la Turquie, n’auronsnous pas à nous pencher sur l’histoire de la France pour en comprendre les ressorts, de la Croisade contre les Albigeois à l’éradication des langues de Fr ance, des Communes de 1871 aux massacres coloniaux ? Le vivre-ensemble n’est jamais dans le déni. I

l est dans un proces sus pr of ond de “vé rité et r é c o n c i l i a t i o n ” . La réconciliat ion peut, et doit, intervenir… Après que sera venue la vérité.

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