Il est temps, à l’heure des crispations nationalistes, des intégrismes religieux de communiquer sur les relations Orient-Occident qui doivent s’appréhender sur le long terme à travers la présence d’intellectuels, d’artistes, de techniciens venant de l’autre rive et perpétuant ainsi une tradition multi-séculaire.

Notre époque demeure souvent marquée par l’actualité médiatique principalement factuelle nous faisant oublier la lente maturation des transformations, les permanences et les ruptures dans un espace-temps « long » s’opposant aujourd’hui au syndrome de l’immédiateté incarné par les nouvelles technologies.

Les analyses s’appuient presque uniquement sur ce temps médiatique. L’ouvrage « le choc des civilisations » [1]
et les différenciations au niveau des cultures qu’il induit ainsi que les nombreuses guerres en cours menées par les pays occidentaux contre des pays à majorité musulmane nous feraient oublier les contacts féconds, les hybridations réelles entre ce qu’il est convenu d’appeler l’Orient et l’Occident.

Devant le repli identitaire qui caractérise nombre de sociétés, l’uniformisation nord-américaine et la globalisation économique néolibérale, il semble indispensable de valoriser ces hybridations, ces mé-tissages tels que décrits par Edgar Morin [2] . Il s’avère que la culture occitane est héritière de la culture arabo-andalouse médiévale et a su synthétiser certaines influences pour constituer des hybridations.

Qui sait à ce jour que le Languedoc a été occupé pendant une cinquantaine d’année par les troupes arabo-berbères venant d’Espagne ? Les manuels scolaires uniformisés de Lille à Toulouse se focalisent plutôt sur la bataille de Poitiers et la prétendue victoire de Charles Martel contre les infidèles faisant fi de nombre d’éléments. Il est temps de déconstruire cette histoire « nationale » et d’embrasser l’histoire connectée défendue en particulier par Sanjay Subrahmanyam [3]
. Les contacts intellectuels, commerciaux perdurent pendant toute la période médiévale et nombreux sont les témoins de ces rencontres, de ces influences dans l’aire culturelle occitane. Il est donc temps, à l’heure des crispations nationalistes, des intégrismes religieux de communiquer sur une autre facette des relations Orient-Occident. Celles-ci doivent d’ailleurs s’appréhender sur le long terme à travers la présence d’intellectuels, d’artistes, de techniciens venant de l’autre rive et perpétuant ainsi une tradition multi-séculaire.

Le Languedoc et la Provence sarrasine

La Septimanie, territoire qui correspond à peu près aux frontières du Languedoc actuel, est occupée dans le courant du VIIIème siècle de notre ère et pendant une cinquantaine d’année, soit deux générations, par les troupes arabo-berbères venant d’Espagne. Narbonne, Arbuna en Arabe, semble être la capitale de cette province qui prolonge l’Andalousie [4]. Peu de vestiges attestent de cette présence hormis des sceaux découverts sur le site de Château-Roussillon à côté de Perpignan mentionnant l’existence d’Arbuna [5]. Les traces de cette présence sont ténues mais bien réelles.

Même s’il ne faut pas les déconsidérer, la bataille de Poitiers est plutôt le fruit de l’arrêt d’une razzia tandis que la victoire des rois francs à Sigean en 737 inflige une défaite aux troupes arabo-berbères stationnées dans la région. Il faudra tout de même attendre encore une vingtaine d’années pour que Narbonne tombe dans l’escarcelle franque et peut-être plus encore pour que le Roussillon puis la Catalogne espagnole soient conquises.

Toutefois, la culture arabo-andalouse perdure et prospère pendant plusieurs siècles de l’autre côté des Pyrénées. Elle donne naissance à une civilisation raffinée où musulmans, juifs et chrétiens utilisent l’Arabe pour diffuser leur culture commune. Cette proximité géographique avec l’Occitanie engendre des influences, des contacts sur bien des plans pendant la période médiévale.

On retrouve en outre des traces d’une présence arabo-berbère en Provence autour du Xe siècle. La tradition fixe un établissement mu-ulman à la Garde-Freinet près de Saint-Tropez. Les sources provenant des géographes arabes confirment l’existence de cet établissement sans pour autant donner des indications pour pouvoir le localiser précisément. Si les fouilles archéologiques réalisées sur place n’ont rien donné, quatre épaves « sarrasines » datées du Xème siècle ont été mises au jour grâce à des fouilles sous-marines sur le littoral entre Marseille et Saint-Tropez. Le mobilier abondant découvert semble légitimer l’existence d’un comptoir dans l’arrièrepays varois [6].

De cette présence arabo-berbère dans le sud de la France pendant le Haut Moyen-âge, le programme d’histoire nationalisé et faisant fi des spécificités locales ne dit rien ou presque. Il y a pourtant une mémoire à réhabiliter dans nos terres occitanes.

Les influences médiévales diverses

C’est surtout la période s’étalant du XIe au XIIIe siècle qui voit les influences liées à la culture arabe se diffuser en Europe et tout particulièrement à travers la culture occitane. Cette période est marquée par un essor du commerce méditer-ranéen, des villes, des universités et génère des échanges féconds entre les deux rives. Ces relations commerciales sont attestées par la présence de nombreuses monnaies almoravides et almohades du XIIème siècle retrouvées dans le grand sud-ouest [7]. Un trésor, composé de 49 dinars en or frappés au Maghreb et en Espagne musulmane, a ainsi été découvert à Aurillac étayant l’hypothèse de liens commerciaux entre la cité géraldienne et l’Espagne en partie musulmane [8]. Pendant cette période, Montpellier, Narbonne et Marseille ouvrent des comptoirs commerciaux à Tunis, Ceuta, Oran, Tlemcen.

Les Juifs séfarades circulent à travers la Méditerranée et véhiculent les idées, les technologies de l’aire arabo-musulmane, à l’image de la famille des Tibbonides, établie dans le Languedoc, qui traduit les œuvres d’Averroès en Hébreu [9]. Montpellier accueille une communauté juive arabophone mais aussi probablement une communauté musulmane comme l’attestent la découverte de deux stèles et des sources écrites mentionnant leur présence sous Guilhem V [10].

Médecins, commerçants, intellectuels souvent de confession juive mais de culture islamique peuplent le Languedoc et la Provence. Le quartier des potiers de la Sainte-Barbe de Marseille hérite d’un four de technologie musulmane du XIIème siècle similaire à ceux que possèdent Cordoue ou Samarkand [11] .

Dans le cadre de tous ces échanges fructueux, la langue occi-tane assimile de nombreux mots issus de l’Arabe et les recherches des linguistes dans ce domaine sont encore loin d’être terminées [12]. Tout comme le Castillan, la langue d’Oc se pare de plusieurs mots dont l’étymologie ne trompe pas. C’est là un premier exemple de métissage.

C’est également les troubadours qui puisent leur inspiration dans cette culture arabo-andalouse. Le mot occitan trobar qui a donné trobador aurait selon certains spécialistes une origine arabe [13]. C’est au XIIème siècle qu’apparaissent les premiers troubadours au moment de la première croisade et leur art, la fin’amor aurait des origines arabes selon plusieurs spécialistes [14]. Les poètes andalous du XIème siècle comme Ibn Hazm se font les défenseurs de l’amour courtois. Ce style semble franchir les Pyrénées pour inspirer les aèdes du Midi de la France.

Le cassoulet, qu’il soit de Toulouse, Castelnaudary ou Carcassonne, aurait également des origines arabo-berbères. C’est dans tous les cas ce que laisse entendre un des plus anciens livre de cuisine rédigé au XIVème siècle et diffusé au XVème, à savoir le Viandier de Taillevent. Cet ouvrage décrit recette de ragoût de mouton aux fèves provenant vraisemblablement du monde arabe [15]. Voilà un bel exemple d’une permanence gastronomique et culturelle tordant le cou aux fantasmes actuels du choc des cultures.

Développements actuels

Les médecins, chercheurs, intellectuels de culture arabo-berbère qui peuplaient déjà les villes occitanes médiévales font à ce jour vivre les hôpitaux, les centres de recherche des grandes entreprises ou encore les universités des régions occitanes. Toulouse est à ce titre un bon exemple de cet apport culturel, social et économique né de ces mouvements migratoires. La capitale occitane perpétue la tradition des troubadours qui chantaient l’amour courtois à travers des groupes de musique mélangeant les sons et les langues des deux rives, à l’image du groupe Zebda. Les technologies de nos Airbus sont conçues par des équipes constituées notamment d’ingénieurs originaires d’horizons orientaux.

Gageons que des programmes Erasmus étendus à l’Euroméditerranée seront en mesure de perpétuer les échanges intellectuels de jadis. Occitans d’hier et d’aujourd’hui doivent donc se retrouver dans une culture ouverte aux influences extérieures et constituées d’emprunts, d’hybridations afin de lutter contre toute tentative de repli. La créativité contemporaine ne peut que se baser sur ce passé riche d’apports extérieurs afin de constituer un tremplin pour l’avenir.

Il semble nécessaire de déconstruire des représentations qui ont la vie dure notamment grâce à une politique éducative prenant en compte l’histoire locale pour mieux appréhender les enjeux globaux contemporains.

Marc Terrisse

[1] 1. Huntington, Samuel, 2007, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris

[2] 2. Morin, Edgar, La voie, 2010,

[3] 3. Sanjay Subrahmanyam est un historien d’origine indienne qui enseigne actuellement à l’Université de Californie de Los Angeles. C’est un des promoteurs de l’Histoire connectée, mouvement scientifique qui a trait à l’étude et à la compréhension des phénomènes transnationaux non seulement politiques mais aussi économiques, culturels, scientifiques.

[4] 4. Sénac, Philippe, 2000, Présence musulmane en Languedoc, réalités et vestiges, in Islam et chrétiens du Midi, Cahier de Fanjeaux n°18, Privat, Toulouse, p. 43-57

[5] 5. Marichal, Rémy et Sénac Philippe, Sceaux arabes, Ruscino et la conquête musulmane, L’Archéologue n°112, Fév-Mars 201, p. 49-51

[6] 6. Sénac, Philippe, 1990, Note sur le Fraxinet des Maures, in Annales du Sud-Est varois, Tome XV, p. 19-23

[7] 7. Duplessy,Jean, 1956, La circulation des monnaies arabes en Europe occidentale du VIIIe au XIIIe siècle, Revue Numismatique, Paris

[8] 8. Un trésor dans le quartier d’Aurinques à Aurillac : 49 dinars en or frappés aux XIe et XIIe siècles, La Montagne, 26 février 1988

[9] 9. Fenton, Paul, 2006, Le rôle des traducteurs juifs dans la transmission du savoir arabe, in Histoire de l’Islam et des musulmans en France, Albin Michel, Paris, p. 240-241

[10] 10. Jomier, Jacques, 2000, Note sur les stèles funéraires arabes de Montpellier, in Cahier de Fanjeaux n°18, Privat, Toulouse, p. 62-63

[11] 11. Marchesi, Henri, Thiriot, Jacques et Vallauri, Lucy, Le bourg médiéval des potiers : un échange culturel en Méditerranée, in Archeologia n°290, Mai 1993, p. 29-30

[12] 12. Ricketts, Peter, 2006, L’influence de la culture arabe sur le lexique de l’ancien Occitan, in Dominique Billy ,François Clément, Annie Combes, (Dir), L’espace lyrique méditerranéen au Moyen Âge, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p.291-295

[13] 13. Menocal, María Rosa, 1990, The Arabic role in medieval literary history : a forgotten heritage, University of Pennsylvania Press, Philadelphie etLemay, Richard, 1966, À propos de l’origine arabe de l’art des troubadours, Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 21, n°5, p. 991

[14] 14. Arié, Rachel, 1985, Ibn Hazm et l’amour courtois, in Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, Aix en Provence, p. 76

[15] 15. Aebischer, Paul, 1991, Le Viandier de Guillaume Tirel dit Taillevent, Lehoucq, Lille

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